Émile Proulx-Cloutier est ce qu’on appelle un artiste polyvalent. Acteur, auteur, compositeur, interprète, il endosse cette saison dans la série télé Avant le crash le rôle de François Lecompte, un avide banquier d’investissement prêt à beaucoup pour obtenir ce qu’il veut. On le retrouve également sur plusieurs scènes du Québec dans À mains nues, son plus récent spectacle solo dans lequel il nous offre sa musique et ses mots porteurs. En novembre dernier, il a aussi fait paraître aux éditions Planète rebelle Le grillon et la luciole, un conte tiré d’une de ses chansons et mis en images par Élise Kasztelan. L’occasion était belle pour l’inviter entre nos pages à se mettre dans la peau d’un libraire et à nous pointer quelques-unes de ses lectures les plus significatives.

« Lecteur intermittent », c’est comme ça qu’Émile Proulx-Cloutier se définit. Bien sûr, par son métier de comédien, il lui faut lire et absorber régulièrement une quantité substantielle de textes, mais pour ce qui est de livres en tant que tels, cela varie selon sa disponibilité de temps et d’esprit. L’élan pour la lecture est cependant bien là et il survient assez tôt dans sa vie. Cet intérêt indéfectible pour les mots, il le doit d’abord à la poésie, dont la découverte fut déterminante pour lui. Le recueil Paroles du poète Jacques Prévert fait office de porte d’entrée dans ce qui sera plus tard pour l’artiste un véritable terrain de jeu, c’est-à-dire l’univers infini des histoires.

Lame tranchante
À travers les personnages qu’il incarne ou encore par le biais de ses chansons, notre invité déploie ses talents pour raconter le meilleur comme le pire d’un peuple qui a besoin des récits pour se construire et s’émanciper. « Je me souviens de ma vive impression en lisant Le grand cahier d’Agota Kristof, explique le comédien. Il y avait une sorte de violence et d’intransigeance juste dans la façon dont les personnages étaient dessinés, d’un rapport tellement sensoriel, précis et méticuleux, que j’avais été happé viscéralement. » La lecture de certaines nouvelles de Tchekhov lui fait un pareil effet, un ressenti ardent d’impitoyabilité qui laisse son lecteur hébété. D’ailleurs, Émile Proulx-Cloutier semble prêt à faire mentir quiconque lui dira que la nouvelle représente un art mineur par rapport au roman puisqu’il aime fréquemment revenir à la forme courte. À ce propos, il enchaîne avec S’abandonner à vivre, de l’auteur Sylvain Tesson, « un voyageur qui a un vrai bon sens de la chute, de la phrase et de l’imagerie. Il nous fait voir des paysages, des lieux en très peu de mots et la petitesse, la lâcheté, le caractère clownesque et risible de l’humain ». Encore là, un portrait corrosif de ce que la société donne parfois à voir.

À des fins professionnelles, l’acteur a été mandaté pour enregistrer la version audio de la trilogie La bête de David Goudreault. Essai singulier que celui d’être entre les quatre murs d’un studio à tenter de rendre ce récit impossible d’un homme en proie au délire. Moment tout aussi pittoresque pour une lectrice ou un lecteur de s’adonner à l’exploration de ces romans par l’écoute de la voix juste et investie d’Émile Proulx-Cloutier. Dernièrement, et dans un tout autre registre, il a été subjugué par la lecture de Quand je ne dis rien je pense encore de Camille Readman Prud’homme, elle qui a remporté le prix Alain-Grandbois et le Prix de poésie des libraires du Québec pour ce premier recueil poétique. « J’avais l’impression qu’elle me parlait à moi — et non qu’elle essayait de faire de la littérature ou de me montrer une habileté — avec une franchise brutale et en même temps subtile et délicate, dit-il d’un ton convaincu. Très, très fort comme expérience! » Cette candeur mêlée à d’implacables constats s’annonce comme des directs foudroyants. « quand je parle je me dédouble, je suis dans ce que je dis mais aussi dans ce qui me raconte, et souvent il me semble parler en retard ou parler en second. » Une excursion vertigineuse dans nos décalages et nos failles avouées.

Tous les possibles
En écoutant les pièces musicales du chanteur, plusieurs constateront sa parenté avec le conte; chacune est une mise en situation où émotions et péripéties se déplient au fil des couplets. Chez Planète rebelle, on voyait clairement sa chanson Le grillon et la luciole se métamorphoser en livre pour enfants. Malgré « la profonde mélancolie et une certaine cruauté » qui nimbent le texte dans lequel il est question d’une séparation amoureuse, l’artiste ne souhaitait pas édulcorer ses propos sous prétexte d’épargner le public jeunesse « comme on l’a fait avec tant de contes à travers les âges », précise-t-il. Il fut donc décidé que plus d’une fin serait proposée, tout en réservant une place pour que l’enfant puisse imaginer sa propre conclusion s’il le souhaite. Selon Émile Proulx-Cloutier, les histoires jouent un rôle essentiel puisque « de tout temps, l’humain, après avoir répondu à ses besoins primaires, s’est rassemblé autour du feu et a senti la nécessité du récit ». Comme un moyen de créer collectivement sa trajectoire, d’entrevoir différentes perspectives et « de retrouver un chemin vers soi-même ». D’après le chanteur, la mémoire physique est tout aussi importante que la transmission des mythes et des légendes. Afin de nous en convaincre, il nous dirige vers le livre L’habitude des ruines de Marie-Hélène Voyer qui nous ouvre les yeux sur la manière dont les lieux et la nature nous constituent, formant une véritable poétique du territoire à préserver.

Pour s’approvisionner, notre lecteur passe chez Raffin où il prend parfois un conseil d’un ou une libraire ou s’empare d’un livre suggéré par quelqu’un qui le connaît bien. Il se constitue des piles conséquentes qui s’érigent sur sa table de chevet sur laquelle on trouve en ce moment des recueils de poésie, un essai sur l’œuvre de Richard Desjardins et une anthologie des textes de Jacques Brel. « Parce qu’un malheureux / Brûle encore, bien qu’ayant tout brûlé / Brûle encore, même trop, même mal / Pour atteindre à s’en écarteler / Pour atteindre l’inaccessible étoile ». Ainsi, Émile Proulx-Cloutier garde toujours des mots à sa portée. Ludiques, provocateurs, impérieux ou engagés, ils l’apaisent ou le galvanisent, le secouent ou le confortent, l’entraînant à poursuivre la marche du monde.

Photo : © Danila Razykov

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