Denis Villeneuve: Entre romantisme et lucidité

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    Au fil des douze dernières années, Denis Villeneuve s’est imposé dans notre paysage cinématographique avec ses films Un 32 août sur Terre, Maelström et, plus récemment, Polytechnique. Accaparé par le succès d’Incendies, son adaptation de l’oeuvre de Wajdi Mouawad, le Trifluvien d’origine a trouvé le temps de revenir pour nous sur les lectures qui l’ont marqué.

    Le moins qu’on puisse dire au sujet des rapports de Denis Villeneuve avec la littérature, c’est qu’ils sont marqués au sceau de la pudeur. Affligé d’une mémoire qu’il estime défaillante et d’un sentiment persistant d’imposture, le cinéaste et scénariste craignait de ne pas se souvenir suffisamment de ses lectures. Pourtant, notre libraire d’un jour s’est révélé un lecteur sensible dont les observations sur les oeuvres témoignent d’une compréhension des textes qui transparaît par ailleurs dans son cinéma.

    «Mes premiers émois de lecture sont liés à trois caisses pleines de numéros du Journal de Tintin qu’une tante allait jeter à la poubelle», se rappelle Villeneuve, attendri par le souvenir des bandes dessinées franco-belges de son enfance. «Hergé, Franquin, Gotlib, Pratt, je les ai adorés. Je lis encore un peu de BD, avec les enfants, mais si peu. Je peux me tromper, je ne suis pas expert, mais il me semble qu’il manque à la BD contemporaine ce romantisme, ce lien avec l’Histoire que je trouvais dans les Buck Danny, les Corto Maltese et les Alix qui m’ont tant marqué.» Villeneuve reconnaît que cet amour de jeunesse reflétait déjà un certain «désir de cinéma» chez lui: «J’ai fait un peu de bande dessinée, plus jeune; j’avais un copain qui dessinait et j’écrivais les scénarios. C’est vrai que la BD et le cinéma ont beaucoup en commun: le rapport au cadrage, le découpage technique et un certain ludisme…»

    Quant au premier choc de lecture proprement littéraire, Villeneuve l’attribue sans hésiter au «Cycle de Dune» de Frank Herbert, dont il a lu la totalité à partir de son entrée au secondaire: «J’étais très friand de science-fiction et c’est le gros truc qui m’a accroché. Avec le recul, je crois que les livres d’Herbert décrivent par anticipation notre monde postcolonial, notre XXIe siècle et les rapports problématiques entre politique et religion, l’opposition entre l’Occident et l’Islam. L’ennui, c’est qu’après Herbert, aucun auteur de SF ne m’a autant ébranlé. J’ai essayé de me plonger dans Asimov, mais le charme n’opérait pas. Il m’a fallu attendre la découverte de La Route de Cormac McCarthy pour ressentir un choc similaire. Je l’ai lu en version originale, pour la musique de son écriture. Au-delà du récit, j’ai été bouleversé par l’écriture, la beauté de l’épure, la structure et la rythmique de la phrase. Ce livre figurera longtemps dans mon « Top 5 » littéraire.»

    L’artiste en face du monde
    Si la littérature d’anticipation n’a pas su accrocher Denis Villeneuve, le reste du corpus littéraire mondial ne l’a pas ménagé en émois d’un autre type, à commencer par l’oeuvre de Yukio Mishima: «Ma première rencontre avec lui, ç’a été Le Pavillon d’or, un roman qui m’a habité longtemps, dont les propos sur la tyrannie de la beauté, sur les rapports entre la nature et la beauté m’ont profondément troublé. Je l’ai lu à la fin de l’adolescence, et je crois qu’il a beaucoup influencé mon propre regard sur le sublime, le sacré, le rituel.» Comme pour son rapport avec Herbert, notre libraire d’un jour, qui se définit ironiquement comme un monogame en lecture, a poursuivi longtemps et intensément sa relation avec Mishima: «J’ai lu Le Marin rejeté par la mer, La Musique et Le Soleil et l’acier, enfin environ la moitié de son oeuvre complète, parce qu’elle correspondait à mon propre romantisme exacerbé.»

    Parmi ses autres influences majeures, le grand amateur des poésies de Jean Cocteau et de Leonard Cohen cite Boris Vian (L’écume des jours, J’irai cracher sur vos tombes), dont il a lu les fictions, la poésie et le théâtre de manière compulsive et qui lui a appris qu’un artiste doit créer avec le sérieux d’un enfant qui s’amuse en plus de lui faire découvrir du Duke Ellington. De même, le cinéaste évoque avec admiration la figure de Saint-Exupéry (Courrier Sud, Vol de nuit), ce grand solitaire qui regarde le monde du haut des cieux et dont la démarche a quelque chose de cinématographique. Et dans un même souffle, mon interlocuteur se remémore le choc que lui avait infligé la lecture de Camus: «Je ne me souviens pas lequel, de L’Étranger ou La Peste, j’ai lu en premier. Mais je me rappelle de l’expression de sa révolte face au silence du monde, de ce regard lucide qui m’avait bouleversé. Avant lui, je n’avais jamais été confronté à une pensée aussi précise et tranchée. Et si La Chute et les autres romans m’ont laissé une impression forte, c’est quand même un court texte de L’Envers et l’endroit («L’Ironie») qui m’a le plus touché.»

    Plus récemment, Denis Villeneuve a fait la découverte d’Elie Wiesel, nommément avec La Nuit et L’Aube: «Voilà une oeuvre douloureusement juste que j’aimerais transposer au cinéma. Wiesel nous montre que les gestes de violence ont toujours un lien avec le passé, et que commettre un crime équivaut toujours à souiller la mémoire des ancêtres. C’est un auteur auquel j’ai envie de revenir.» Évidemment, ces dernières années, le cinéaste a été happé par l’univers du dramaturge et metteur en scène Wajdi Mouawad: «Je ne le lui ai pas dit, mais j’ai assisté à la lecture de la pièce Les mains d’Edwidge, j’ai vu aussi son adaptation du Voyage au bout de la nuit de Céline. Dans des pièces comme Incendies, je suis complètement fasciné par sa capacité d’exprimer un point de vue à la fois intime et collectif, de marier tragédie antique et préoccupations contemporaines. C’est un auteur monumental, pour qui j’éprouve une admiration sans bornes, et son oeuvre va rester, c’est sûr.»

    Bibliographie :
    «Le cycle de Dune» (plusieurs tomes), Frank Herbert, Pocket, entre 12,95 et 15,95 ch. La route, Cormac McCarthy, Points, 256 p. | 14,95$ Le pavillon d’or, le marin rejeté par la mer, la musique et le soleil et l’acier, Yukio Mishima, Folio, entre 12,95$ et 14,95$ ch. Étrange musique, étrangère, Leonard Cohen, L’Hexagone 292 p. | 26,95$ Le cap de bonne espérance, Jean Cocteau, Gallimard, 256 p. | 14,95$ L’écume des jours et J’irai cracher sur vos tombes, Boris Vian, Le livre de poche, 10,95$ ch. Courrier sud et Vol de nuit, Antoine de Saint-Exupéry, Folio, 7,95$ et 9,95$ ch. La chute, L’envers et l’endroit, L’étranger et La peste, Albert Camus Folio, entre 9,95$ et 13,95$ L’aube et la nuit, Elie Wiesel, Points et Minuit, resp. 10,95$ et 13,95$ Incendies, Wajdi Mouawad, Leméac/Actes Sud, 94 p. | 14,95$

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