Daniel Pinard : Nourritures terrestres et vertiges célestes

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Aux yeux des milliers de téléspectatrices et téléspectateurs fidèles aux rendez-vous hebdomadaires qu'il leur propose depuis une dizaine d'années, Daniel Pinard est l'incarnation même de la finesse. À la fois gastronome, gourmet et gourmand, Pinard s'est fait le chantre de l'épicurisme – un gourou nouvelle manière duquel M. et Mme Tout-le-monde se délectent des propos sur la cuisine et l'art de vivre. Outre ces nourritures terrestres, Daniel Pinard raffole également des livres et de la littérature, objets de vénération avec lesquels ils entretient un rapport intime et dont il ne parle pas sans une certaine pudeur.

Parlez-nous de vos premiers émois littéraires ?

Quand je repense à mes premières lectures – et là, je passe sous silence les conneries du style La comtesse de Ségur -, je me rappelle avec un certain bonheur de L’encyclopédie de la jeunesse que m’avaient offerte mes parents, un ouvrage assez volumineux, en quinze tomes. Déjà, je m’intéressais davantage aux pages littéraires qui présentaient des extraits ou résumés de classiques. Mais je n’ai vraiment pris conscience de ce que c’était écrire que plus tard, quand j’étais pensionnaire au collège Bourget à Rigaud, où je m’emmerdais royalement. Au contraire de ce qu’on raconte sur ces augustes institutions, on n’y encourageait pas du tout la lecture. Nous n’avions pas le droit de lire pour le plaisir, n’avions même pas le droit d’ouvrir un livre tant que nous n’avions pas terminé nos devoirs. Nous lisions en cachette, grâce à un petit dispositif que nous avions mis au point – une sorte de rouleau littéraire constitué de pages de romans-feuilletons publiés dans les journaux populaires que nous cachions à l’intérieur des pupitres et faisions défiler grâce à une petite manivelle tout en donnant l’impression d’être profondément concentrés sur les satanées déclinaisons en latin qu’il nous fallait mémoriser. Cela dit, ces romans-savons m’ennuyaient à mourir.

Mon premier véritable coup de cœur littéraire a été pour Maupassant, dont j’avais emprunté les Contes dans la bibliothèque de mon père. Je me souviens notamment de cette histoire d’un homme qui avait pris l’habitude d’ensemencer un coin de rivière pour attirer les poissons et qui se faisait voler son petit coin de pêche par un Boche. Ce qui dégoûtait le plus le héros de l’histoire, c’était de voir le Boche faire cuire l’animal au bleu, comme on dit, en jetant la truite encore vivante dans une poêle. Je garde aussi un souvenir ému d’un conte d’Alphonse Daudet, « Les vieux« , que je tiens encore pour l’un des plus beaux textes de la littérature française. Un homme envoie un de ses copains, qu’il a connu dans les tranchées à la guerre, rendre visite à sa grand-mère Manette, qui lui offrira des cerises marinées dans l’eau de vie. Le texte m’avait ému au plus haut point, peut-être parce que je souffrais à l’époque de privation affective. J’en retiens néanmoins qu’il m’avait révélé la notion de parfums que je retrouverais chez Colette.

Colette était évidemment à l’index à l’époque, d’abord parce que c’était une femme et qu’en plus c’était une femme qui jouissait, double péché. Il faut lire ces pages où elle décrit les parfums de la Provence, le thym, le romarin, avec une précision à vous faire rêver. Au Québec, on confondait encore épices et fines herbes et, de toute manière, la seule herbe qu’on connaissait était la sarriette. Plusieurs années après, lors de mon premier et seul voyage en Grèce, je m’étais loué une moto pour faire le tour de l’île de Crête. Et même à moto, j’ai reconnu ces odeurs époustouflantes qui embaument les montagnes crétoises, je les ai reconnues d’après les descriptions de Colette. Et d’ailleurs, la littérature à cet effet sur moi.

Si on vous suit bien, en littérature comme en gastronomie, le plaisir croît avec l’usage ?

Quand je m’attaque à un écrivain, j’ai pris l’habitude de le lire en entier. Je procède de la même manière que lorsque je grignote. Après une seule bouchée, je me fais une idée : si c’est immangeable, j’abandonne; si au contraire je suis séduit, alors je cherche les autres œuvres. C’est comme ça que j’ai fait pour Kundera, Vargas Llosa, Gide, Genet, Camus, Dany Laferrière ou Pierre Gobeil, pour n’en nommer que quelques uns. Ces temps derniers, je me suis intéressé à Saramago. Je ne pourrais même pas vous dire pourquoi, mais ca n’a rien à voir avec son Nobel, dont je me contrefiche. De toute façon, le Nobel, c’est un peu comme les Gémeaux. J’ai acheté par curiosité L’aveuglement et ce livre m’a marqué plus que tous les autres que j’ai lus dans ma vie. J’y ai vu une sorte de commentaire à la marge sur La Peste de Camus; j’aurais presque envie de dire que c’est le même propos mais en mieux… Le procédé de Saramago relève du tour de force : il raconte son roman en deux ou trois phrases puis se met à l’écrire. Au début de L’aveuglement, on n’a qu’un homme au volant de voiture, dans une ville moderne d’un pays innommé que l’auteur ne se donnera jamais la peine d’identifier concrètement. Arrêté au feu rouge, l’homme ne repart pas lorsque le feu passe au vert, au grand dam des automobilistes derrière lui. Mais on découvre que l’homme est aveugle, qu’il vient tout juste de le devenir soudainement et sans raison. Bien vite, les cas de cécité soudaine se multiplient… mais au fond, l’histoire n’a aucune importance, ni l’art du conteur. Ce qui compte, chez Saramago, c’est cet art de nous confronter au vide absolu, ce en quoi il rejoint Pessoa ou Proust.

Vous avez évoqué La recherche… à plusieurs reprises ; s’agit-il d’une de vos œuvre fétiche ?

Pas du tout. Je n’ai jamais été un amateur de Proust, toutes ses histoires de bourgeoisie bête et prétentieuse me laissaient de glace. Pourtant, je le redécouvre avec délectation par le biais des enregistrements d’André Dussolier. Je découvre avec étonnement que lorsqu’on parle de la petite musique d’une littérature, c’est vrai au sens absolu. Les textes ont un rythme distinct de leur contenu. En écoutant Proust sans en suivre attentivement le propos, je me laisse emporter par ce rythme de la phrase, cette musicalité interne. Voilà ce qui me fascine : en-dehors de toutes ces considérations sur la mémoire, je le découvre quasiment à la recherche du propos perdu. La phrase se déploie et se construit des méandres qui débouchent sur cette finalité. Et puis, ce que raconte le roman n’est pas sans lien avec la platitude de nos vies quotidiennes.

Et qu’en est-il de la littérature québécoise contemporaine ?

Des écrivains québécois contemporains que j’ai lus, et je précise que je ne les ai pas tous lus, il se publie beaucoup trop de livres d’ailleurs au Québec, Dany Laferrière m’apparaît comme le plus important. Et je le dirai vingt-cinq fois plutôt qu’une. Son œuvre est à la fois simple et compliquée et m’émeut davantage que je ne saurais le dire. Lorsque Laferrière aborde son rapport à sa mère, notamment dans Le cri des oiseaux fous, qu’il le fait avec cette finesse qui est sienne, je ne comprends pas qu’on puisse l’accuser de frivolité. Je ne comprends pas qu’un critique ait pu dire de ce livre qu’il était bâclé ; pour moi, c’est le meilleur de Laferrière et, plus encore, une œuvre monumentale dans l’absolu. J’aime aussi Pierre Gobeil, dont le Cent jours sur le Mékong m’avait beaucoup impressionné. Calvaire que c’est bon ! De même, les livres de Poulin, Volkswagen Blues en particulier. Mais de toutes les œuvres littéraires québécoises des dernières années, aucune ne m’a autant touché que La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy.

Toutes ces lectures ont un caractère « autobiographique » ; difficile de croire qu’il s’agisse d’un effet du hasard…

C’est vrai ; j’aime que la littérature habille de dorure le vide qui nous entoure. Je pense à ce passage du Journal de Gide au Congo où il décrit sa descente d’une rivière en pirogue. En regardant ces Noirs au dos ruisselants de sueur pagayer, en écoutant les animaux de la jungle, il s’imagine entendre telle cantate de Bach. C’est formidable, cette capacité de se construire des espaces ! Voilà un des aspects de la littérature qui m’intéressent le plus, cette possibilité d’y organiser le vide auquel nous sommes tous confrontés. On sait tous qu’on va mourir un jour. Et que je m’extasie d’un fromage au lait cru n’y change strictement rien. La littérature rend doré ce chaos qui nous guette. Elle nous permet de revêtir de beaux atours la platitude ordinaire de nos vies d’un sens inventé.

***

Les choix de Daniel Pinard

Romans, Guy de Maupassant, Gallimard, coll. Pléiade,
Lettres de mon moulin, Alphonse Daudet, Pocket
L’aveuglement, José Saramago, Points
À la recherche du temps perdu, Marcel Proust, Gallimard, coll. Quarto
Le cri des oiseaux fou, Dany Laferrière, Lanctôt
Cent jours sur le Mékong, Pierre Gobeil, L’Hexagone
La détresse et l’enchantement, Gabrielle Roy, Boréal Compact
Journal (2 tomes), André Gide, Gallimard, coll. Pléiade

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