À ses débuts en 2008, alors qu’elle n’avait que 19 ans, Béatrice Martin, alias Cœur de pirate, suscite une véritable déferlante, au Québec comme en France. Sa musique, tantôt rythmée, tantôt ramenée à des accents plus mélancoliques par les accords du piano, et ses paroles, suggérées par les amours fous, improbables ou déçus, nous accompagnent toujours aujourd’hui alors qu’elle sort en 2021 un sixième album intitulé Impossible à aimer. À la mi-août 2022, elle fait paraître un autre album, bien spécial celui-là puisqu’il s’agit du premier livre jeunesse de l’autrice-compositrice-interprète. Clou : On est tous différents!, imagé par l’artiste belge Jess Pauwels et édité par Auzou, représente une nouvelle aventure pour la chanteuse, qui a bien voulu nous en dire un peu plus sur ses préférences en matière de lecture.

La vie de lectrice de Cœur de pirate débute quand elle est une toute jeune enfant. « À l’époque il n’y avait pas trop l’Internet encore, donc on devait lire pour s’amuser », déclare-t-elle. En effet, la découverte des livres était peut-être plus facile qu’aujourd’hui, où les propositions technologiques affluent et laissent moins de place pour s’abreuver à d’autres sources. D’un autre côté, l’éclectisme littéraire prend de nos jours davantage d’expansion et fournit de multiples choix à des lecteurs et des lectrices aux goûts et aux genres littéraires variés. Lorsque la petite Béatrice a 10 ans surgit justement un phénomène que personne n’avait vu venir : Harry Potter. Elle suit la sortie de chacun des sept tomes de la saga, dont la réputation n’est plus à faire.

Les belles influences
Elle continue son exploration littéraire et retient de la pluralité des œuvres lues celles de Lois Lowry et de Kundera, qu’elle compte parmi ses favorites. Au-delà de leur lecture, elle s’en sert pour nourrir ses propres idées. « De Milan Kundera, La vie est ailleurs est le titre d’une de mes chansons », rappelle-t-elle. Ce livre a valu à son auteur le prix Médicis étranger en 1973 et relate la jeunesse de Jaromil, sa soif d’émancipation du joug maternel, ses biais idéologiques qu’il confronte lors de joutes oratoires, ses déconvenues amoureuses, ses prises de position au caractère entêté. Quant à la nouvelle « C’était salement romantique », issue du recueil La mort de Mignonne écrit par Marie Hélène Poitras, elle influença également la chanteuse pour les paroles d’une de ses pièces. « Et au sud de mes peines/J’ai volé loin de toi/Pour couvrir mon cœur d’une cire plus noire/Que tous les regards lancés à mon égard. » Sentiments à fleur de peau et basculement des idéaux, elle reflète très bien par ailleurs l’univers de Cœur de pirate.

Pour tout bon lecteur ou toute bonne lectrice, le choix est difficile à faire quand vient le temps d’identifier LE livre qui a laissé en lui ou en elle une forte empreinte. Notre invitée nomme pour sa part Trois femmes : Une enquête sur le désir à travers trois destins de Lisa Taddeo. Pendant huit ans, la journaliste observe le parcours d’une mère au foyer, d’une femme d’affaires et d’une étudiante et en tire un portrait romancé qui fait état des maintes déclinaisons du désir féminin. L’appréciation d’une lecture dépend aussi de la prédisposition d’esprit dans laquelle nous sommes et du besoin que nous éprouvons. Si par exemple le deuil nous accable, Cœur de pirate suggère de se plonger dans Just Kids de l’artiste Patti Smith, devenue une légende du punk rock. Ce récit mémoriel retrace avec tendresse et émotions sa rencontre avec Robert Mapplethorpe, avec qui elle a refait le monde et partagé des années fastes en création. Au contraire, si nous avons plutôt l’humeur joyeuse, notre libraire d’un jour conseille Nouvelles sous ecstasy de Frédéric Beigbeder : des confessions décadentes, voire irrévérencieuses, truffées d’amour exacerbé et d’une furieuse folie qui nous gardent assurément loin de la monotonie. Mais dans les temps d’introspection, c’est vers Livre du constant désir de Leonard Cohen que Béatrice Martin nous guide, un recueil poétique avec des illustrations de l’auteur qui, à l’instar des chansons du grand homme, assure un accès à un univers onirique où la passion, l’amitié, la musique et le passage du temps nous mènent sur des rives contemplatives.

Aller voir ailleurs
Malgré sa jeune trentaine, Cœur de pirate possède une feuille de route impressionnante et de toute évidence, elle n’est pas arrivée au bout de ses projets. Un de ses petits derniers s’appelle Clou : On est tous différents!, un album jeunesse qui met en scène un jeune chien et sa première rentrée scolaire. « Je pense qu’il n’y avait pas assez de livres qui traitaient de l’anxiété chez l’enfant de façon illustrée et ludique », explique-t-elle. D’abord craintif et troublé par les propos lancés à son sujet par un camarade, le personnage prend peu à peu confiance et réussit à faire sa place parmi les autres. « J’ai une fille qui fait beaucoup d’anxiété et c’était ma principale source d’inspiration, continue l’autrice. J’ai traité ça comme une chanson, donc avec des rimes. » D’ailleurs, on peut entendre une composition spécialement créée pour l’occasion, ainsi qu’une version audio de l’histoire racontée par l’artiste elle-même, au moyen d’un lien téléchargeable inclus dans le livre. L’album peut servir d’accompagnement pour des enfants vivant des peurs, mais il permet aussi de parler de l’unicité et de la couleur de chaque personne.

Pour dénicher d’autres lectures évocatrices, la chanteuse va en librairie. « Je vais chez Drawn & Quarterly beaucoup », dit-elle, y ayant peut-être rencontré les œuvres de Martine Desjardins, qu’elle affirme avoir explorées récemment avec bonheur. Ou encore elle a pu s’emparer d’Une terre promise de Barack Obama, une autobiographie qu’elle garde présentement sur sa table de chevet. Cœur de pirate considère que les écrivains et les écrivaines peuvent nous apporter « une autre perception sur le monde » et elle a offert à plusieurs reprises le livre Le courage de créer de Rollo May, dans lequel on est invité à redéfinir nos croyances pour assumer à leur pleine mesure, débarrassé de nos entraves, nos élans, nos envies, nos instincts les plus profonds. « L’homme et la femme ne deviennent totalement humains que par leurs choix et par l’engagement qu’ils prennent par rapport à ces choix. » La pulsion inventive qui loge chez chacun et chacune est amenée à librement s’exprimer. Dans une même continuité, notre invitée aimerait bien pouvoir discuter autour d’un verre avec Philip Pullman, l’auteur notamment d’À la croisée des mondes, une série qui lui a valu des millions de lecteurs et de lectrices et qui pareillement aborde les notions de bravoure et de libre arbitre en questionnant les dogmes de notre société et en imaginant d’autres façons d’appréhender les choses. La véritable audace dont ces auteurs nous incitent à faire preuve consiste moins en une stratégie pour gravir les échelons afin d’obtenir de plus grands rendements qu’à une manière d’être le plus honnête possible envers nous-mêmes. Rêves, clairvoyance, apaisement, souffle créateur, la lecture pour Cœur de pirate détient apparemment le pouvoir de donner des ailes.

Photo : © Maxyme G. Delisle

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