Christiane Charette: Une bibliothèque à soi

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Au plus loin qu'elle remonte dans le monde choyé de son enfance, il y a des livres… À 10 ans, elle a (woolfienne avant l'heure) «une chambre à soi» et surtout, «ma bibliothèque»; l'habitude des bouquins lus, élus, relus, l'apprivoisement constant, la manipulation, l'odeur, le choix déterminant pour le caractère qui se forme: «Enfant, adolescente, ma bibliothèque était mon portrait, ce que j'aimais, ce que je voulais lire, ce que j'allais lire…». Aujourd'hui, chez l'intervieweuse en noir, les «services de presse» (ces précipitations saisonnières) brouillent le portrait intime de la lectrice (d'où l'intérêt de savoir ce qu'elle a aimé lire, ce qu'elle lit, ce que, hors des arrivages, et libraire, elle pousserait non pas à la vente rapide mais à la lecture lente).

D’abord, la scène primitive de sa vie de lectrice, à l’âge des récits de la comtesse de Ségur (Un bon petit diable, meilleur souvenir) et de la série des «Sylvie, hôtesse de l’air» pour laquelle elle développait «une passion à la folie»: dans la maison à deux étages, elle se tient assise au haut de l’escalier et, tout en reluquant ce qu’il y a à la télé du salon, elle lit jusqu’à très tard dans le filet de lumière qui sort de la salle de bains.

Passées les années de lectures enfantines, manichéennes et roses, l’adolescence venue, tous les garçons et les filles de son âge ont besoin d’aventures livresques ambiguës, plus troublantes, sensuelles, et ce sera Mitsou ou comment l’esprit vient aux filles, et alors tout Colette car les parents, lettrés à l’affût, lui offrent l’intégrale de l’œuvre de la «Grande Mademoiselle». Christiane, qui était «délinquante par rapport aux travaux obligés de l’école», se lance dans un travail sur l’amour trouble de Mitsou, jeune danseuse entretenue, pour un beau lieutenant qui passe — «Avant la vingtaine, j’apprenais à vivre par Colette, et c’est là que je suis devenue si curieuse de ce que les femmes écrivent, certains types de femmes à la féminité assumée, j’aime l’univers féminin…».

Ainsi, dans la conversation, défilent, en priorité, ses engouements profonds pour cette littérature de grandes valeureuses, Virginia Woolf (dont elle a d’abord lu la biographie signée Quentin Bell chez Stock, la photo en couverture l’ayant portée vers l’œuvre: «j’étais si curieuse d’elle avant même de la
lire»), puis Katherine Mansfield (La Garden-Party et autres nouvelles) avec qui elle partagea un intérêt pour les idées de Gurdjieff, Carson McCallers (Le Cœur est un chasseur solitaire) pour les croisements fragiles entre amour, solitude et mort, et, plus forte de café, la Duras, «mon époque Duras», dit-elle comme en souvenir de batailles, le cran d’une plume décidée, décisive, décapante.

Au-delà des œuvres romanesques, La promenade au phare de Woolf, Sur la baie de Mansfield, Reflets dans un œil d’or de McCullers, Le ravissement de Lol V. Stein de Duras, c’est dans les biographies et les correspondances que Christiane Charette maintient vives et curieuses ses fréquentations littéraires intimes. Ainsi, elle a eu une période Lou Andréas-Salomé, «très importante», où elle a fréquenté la muse lettrée à travers films, livres, son roman (La Maison), son auto-biographie (Ma vie, parue de façon posthume en 1951), sa correspondance avec Rilke et Freud. Depuis peu, elle s’intéresse à la peintre Berthe Morisot, belle-sœur de Manet, rencontrée au hasard de lectures en art (autre passion de celle qui fut conservatrice au Musée des beaux-arts de Montréal avant sa carrière journalistique): «Quand j’aime, je lis tout, et là, je veux tout lire sur Morisot, car il est important de rencontrer des caractères non seulement dans les livres mais au-delà des livres; on ne cesse pas de vouloir connaître quelqu’un quand on s’y attache.»

Mais les hommes, alors, la littérature du mâle? Christiane Charette n’est pas en reste, rayon masculin. Cela va étonnamment des romans costauds de Moravia (La désobéissance), Alberto Moravia dont, à l’époque où il vivait, elle disait: «Il n’écrit pas assez vite pour moi», à la littérature sensible et gracile d’un Hervé Guibert («Je lisais Guibert jusqu’à ce qu’il meure…») avec qui elle partageait l’intérêt pour la photographie. Elle a lu tout Tchékhov, surtout les nouvelles, mais pas Tolstoï. Tout Zola et Maupassant, mais pas Balzac. Tout Fitzgerald (Un diamant gros comme le Ritz, «ce milieu que j’adore»), et je me prends à m’étonner en l’entendant évoquer Julien Green, son roman Les pays lointains où elle dit avoir saisi la chaleur sudiste entre les pages: «La puissance physique de l’expérience de lire ça», lance-t-elle avec la mélancolie des grands lecteurs…

Et Proust? Et Céline? Je lui lance ces étoiles de la ligue majeure et elle va m’étonner: de l’auteur de À la recherche du temps perdu, elle dit que c’est son écrivain, le préféré, mais qu’elle ne l’a pas lu encore; elle a plusieurs éditions, les biographies, une partie de la correspondance mais, prévoyante, elle lâche: «Je me garde ça…» La vieillesse venue? «Oh, avant…!». Quant à l’auteur de Voyage au bout de la nuit, elle avoue: «Je vivais avec un gars qui lisait tout Céline, vraiment tout, il m’en parlait, mais c’est un univers trop noir pour que j’y plonge, moi…; même chose pour Nietzsche, que je ne connais que par lecteur interposé…»

Lectrice, elle l’est à fond. Depuis le filet de lumière de la salle de bains éclairant les aventures de la Ségur. C’est «animatrice» qu’elle a dû devenir, hasard de métier oblige. En 1985, on l’engagea comme chroniqueuse de livres (on ne disait pas «littérature») à Bon Dimanche et, dès lors, son rapport avec les livres allait se diversifier. Il y aurait sa bibliothèque à elle, puis les services de presse qui débarquent, le tout-venant à débroussailler. «Les livres les plus aimés, déclare-t-elle, je n’en ai pas parlé à la télé, je les gardais pour moi, mes amis, ils n’étaient pas télégéniques. Le problème est venu: trouver des livres télégéniques, qui vont cliquer avec l’auditoire; c’est comme ça que la porte du métier [qu’elle exerce au meilleur d’elle-même] s’est ouverte.»

Animerait-elle une vraie émission littéraire, exclusivement consacrée à la littérature? La réponse tombe vite, c’est «non». Sans tort, elle dit que ces émissions idéales seraient, ici au Québec, le compromis de mandats serrés, la sensation d’une émission «obligée», et les quotas, les éditeurs locaux qui se plaindraient… «Mieux vaut être libre, assure-t-elle. Je crois mieux servir le goût de la lecture dans un cadre généraliste; on m’a offert d’être une Pivot: le terrain ne serait pas assez dégagé, ludique, j’ai refusé… Ça changera peut-être…»

Bibliographie :
Un bon petit diable, Comtesse de Ségur, Hachette Jeunesse, coll. Les classiques de la rose, 290 p., 7,95$
Mitsou ou comment l’esprit vient aux filles, Colette, Le Livre de poche, 182 p., 8,95$
Virginia Woolf, t. 1 Quentin Bell, Stock, 45,50$ (t. 2 épuisé)
La Promenade au phare Virginia Woolf, Le Livre de poche, coll. Biblio, 277 p., 9,95$
Les nouvelles Katherine Mansfield, Stock, coll. La Cosmopolite, 960 p., 39,95$
Le Cœur est un chasseur solitaire, Carson McCullers, Le Livre de poche, coll. Biblio, 445 p., 11,95$
Reflets dans un œil d’or Carson McCullers, Le Livre de poche, coll. Biblio, 127 p., 6,95$
Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras, Folio, 194 p., 7,95$
La Maison, Lou Andréas-Salomé, Éditions des Femmes, 336 p., 36,95$ (temporairement épuisé)
Ma vie : esquisse de quelques souvenirs, Lou Andréas-Salomé, P.U.F., 336 p., 33,95$
La Désobéissance, Alberto Moravia, Denoël, 18,95$ (en réimpression)
Un diamant gros comme le Ritz, Francis Scott Fitzgerald, Éditions Robert Laffont, 825 p., 23,95$
Pays lointains, Julien Green, Points, 1056 p., 19,95$

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