Bernard Gilbert : Une maison grande ouverte

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    En plus de son parcours d’écrivain – Bernard Gilbert a jusqu’à maintenant publié trois romans, deux recueils de poésie et quelques essais –, l’homme est impliqué dans la gestion culturelle depuis 1977. Si pendant quelques années il a bifurqué vers d’autres formes d’art, comme le théâtre, la musique et l’opéra, il revient aujourd’hui à ses premières amours. Actuellement directeur de la Maison de la littérature à Québec, il est chaque jour absorbé dans l’univers de la lecture et de l’écriture, tout en invitant les autres à en profiter. Rencontre avec un bon samaritain.

    En décidant d’interviewer Bernard Gilbert pour nous entretenir de ses itinéraires de lectures, nous avons été bien servis. Car que mange en hiver un gestionnaire du milieu culturel sinon le plaisir évident de partager au plus grand nombre ce qu’il découvre et dont il se délecte? En tant que directeur de la Maison de la littérature, Bernard Gilbert s’est donné pour mandat « d’amener la littérature le plus largement possible dans la cité ». Il veut créer le besoin de la littérature chez les gens, les rendre en quelque sorte dépendants de cette substantifique moelle. Comme il a lui-même été happé lors de sa première session de cégep : « Deux cours, un en poésie et l’autre en philo, ont totalement fait basculer mon intérêt, du jour au lendemain. » Ainsi, Bernard Gilbert passe directement de lecteur de Bob Morane qu’il était à lecteur attentif d’Heidegger! En littérature, c’est avec la découverte des surréalistes, comme Louis Aragon et Le paysan de Paris et André Breton avec Nadja, que Gilbert tombe dans la soupe. Quand il fréquentera l’université au milieu des années 70, il fera connaissance avec la littérature québécoise qui, à l’époque, est en pleine ébullition. La poésie de Des Roches, Beausoleil, Bellefeuille, Charron, et les idéologies féministes de Brossard, Théorêt, Villemaire, Bersianik deviennent son pain quotidien. C’était l’époque où l’art procédait presque nécessairement d’un engagement social, et vice versa.

    Après ses études, Gilbert continue à travailler à la librairie Vaugeois qui reçoit absolument tout en matière de littérature québécoise. Il poursuit aussi son implication dans différents médias littéraires et dévore une grande quantité de bouquins de toutes sortes. À partir de 1987, il fait le passage vers le théâtre. Mais il continue toujours à lire. On s’imagine bien qu’avec autant d’années de lectures, notre invité aura de la difficulté à nous en citer que quelques-unes, mais il se prête volontiers au jeu. « Il y a eu dans les années 80 le Monsieur Melville de Victor-Lévy Beaulieu qui a été pour moi un grand choc. » Gilbert est impressionné par la capacité de l’auteur à amalgamer « fiction, rêve, analyse critique, mise en situation et en perspective d’une œuvre », tout cela dans un même temps. « Quand j’ai lu les quarante premières pages des Versets sataniques de Salman Rushdie – deux types qui tombent d’un avion qui vient d’exploser, qui ont une grande discussion philosophique sur le sort du monde, qui tombent sur terre, survivent et entreprennent leur vie –, je me suis dit : c’est ça le roman. » Gilbert est fasciné par le pouvoir du récit qui, bien mené, réussit le pari de la vraisemblance, tandis que la réalité rencontre très rapidement ses limites. La fiction transpose, invente, extrapole, elle peut tout se permettre.

    L’œuvre de Madeleine Gagnon est pour Gilbert « d’une grande puissance sensible ». Pareil pour la série de Marie-Claire Blais amorcée avec Soifs, « quel grand bonheur! », une auteure dont il a premièrement compris toute l’ampleur en lisant Le sourd dans la ville. Bernard Gilbert passe ensuite à Terminus radieux d’Antoine Volodine, « c’est un fou, mais un fou admirable! [Il fait] la description d’un univers où tout est radioactif dans une société totalement fermée du nord de la Sibérie où des gens vivent – est-ce que c’est des ectoplasmes, est-ce que c’est des humains, est-ce que c’est juste quelqu’un qui écrit tout ça… » Cloud Atlas [Cartographie des nuages] est un autre livre touffu dont Gilbert parle en lecteur convaincu – et convaincant. « On va du XVIIIe siècle jusqu’au XXVe à peu près, et les personnages, les niveaux de langue, les descriptions, tout est parfaitement ajusté à sept époques différentes. J’aime ces constructions-là, folles, complexes. J’ai beaucoup d’admiration pour les auteurs qui réussissent à faire ça. » Il nomme d’autres titres dans la même veine, dont Le festin de Salomé d’Alain Beaulieu, Six degrés de liberté de Nicolas Dickner, Le carnet d’or de Doris Lessing, Dune de Frank Herbert.

    En 2013, lorsqu’il prend la tête de la Maison de la littérature et du festival Québec en toutes lettres, il se remet en phase avec la lecture de toute une nouvelle génération. Pour lui, un nouveau souffle est survenu au Québec avec l’arrivée des éditions Atelier 10. Leur avènement concorde par ailleurs avec celui du printemps érable. Selon Gilbert, on assiste depuis à « une reprise de la rue et de la parole publique par une génération jeune qui n’a pas envie de se laisser aller avec le courant ». Il cite La vie habitable de Véronique Côté, un essai senti sur l’importance de la poésie dans nos existences. « On est dans le sensé, dans le sensible, l’intuitif, l’émotif, mais en même temps très articulé, très brillant. »

    Le 8 mars dernier, Bernard Gilbert faisait paraître le roman Pygmalion tatoué. Quand Gilbert devient écrivain à son tour, ses sources d’inspiration se trouvent plutôt du côté noir, entendre par là « la turpitude et la perversité du monde dans lequel on vit ». Et c’est naturellement vers le polar qu’il se tourne. Pour lui, le roman policier est loin d’être un sous-genre. Il s’avère plutôt une manière parfaite pour exprimer les travers de l’espèce humaine. Il prend en exemple les romans de Jean-François Vilar, ce même Vilar qui disait : « Je n’ai jamais aimé la littérature policière; ce qui m’intéresse c’est la littérature délinquante ». Caryl Férey, Gary Victor, Léo Malet, Dashiell Hammett, font partie pour Gilbert de ces écrivains rebelles qui osent révéler nos vérités, aussi glauques fussent-elles.

    Malgré les difficultés que connaît le milieu du livre, Gilbert est optimiste. « On est loin d’avoir tué le livre et son contenu, donc les idées, et ce qui vient avec les idées, c’est-à-dire normalement une meilleure compréhension du monde, explique-t-il. La voix des écrivains est encore fondamentale. Le livre est encore un des plus grands vecteurs de transmission des connaissances et qui n’a pas trouvé remplacement. » Là où il y a quelques années des librairies fermaient boutique, d’autres aujourd’hui ouvrent leurs portes. Sans omettre la Maison qui amène, en à peine quelques mois d’existence, du monde à chaque rendez-vous. Hebdomadairement, près de 2000 personnes franchissent les portes de la maison.

    Bernard Gilbert s’étonne de l’incroyable don qu’ont les livres de pouvoir nous plonger d’un univers à l’autre, nous faisant nous aventurer sur de multiples chemins. Et plus le routard voyage, plus il semble captivé par la force avec laquelle chaque œuvre nous aspire, même s’il sait, à regret, qu’« on ne pourra jamais tout lire ».

    Photo : © Renaud Philippe 

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