Pour en finir avec la guerre

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Le quatrième mur et L’orangeraie, tous deux auréolés du Prix des libraires du Québec, entretiennent un fascinant et parfois troublant dialogue sur la guerre et la nécessité de l’art face à son horreur. Entrevue croisée avec leur auteur respectif, Sorj Chalandon et Larry Tremblay.

Il aura fallu, un jour, qu’une boule de crème glacée tombe au sol pour que Sorj Chalandon prenne la pleine mesure du sale et tenace travail de sape qu’accomplissait en lui l’horreur de la guerre. À titre de correspondant dans certaines des zones les plus dangereuses de la planète pour le quotidien parisien Libération (où il a travaillé pendant trente-trois ans), le journaliste côtoyait depuis trop longtemps la part la plus sombre de l’humanité qui, peu à peu, établissait ses abjects quartiers dans sa tête et sa poitrine.

« Ma fille pleurait parce que sa boule de glace au chocolat était tombée par terre et je me suis mis à hurler parce que je trouvais indécent qu’une enfant chigne pour une boule de glace, alors qu’à quatre heures et demie d’avion des enfants n’avaient pas d’eau, se rappelle-t-il. Je savais que cette boule de glace signait un arrêt, que je ne pourrais plus retourner en territoire de guerre, qu’il fallait que j’arrête. Je portais en moi des choses qui ressemblaient trop aux barbaries que je venais de quitter. J’avais des colères absolument effrayantes, je n’étais plus apte à vivre dans une société normale. »

Comment alors expliquer que Sorj Chalandon ait choisi avec son plus récent roman, Le quatrième mur, de remettre les pieds au Liban par l’intermédiaire de son double fictionnel, Georges? Militant de gauche, ce jeune homme qui ne connaît rien de la guerre sera délégué par son ami malade, Samuel, afin d’accomplir cette folle et merveilleuse idée : monter l’Antigone de Jean Anouilh au milieu des tirs d’obus; réunir, sous l’universelle égide du théâtre, ennemis druzes, sunnites, chiites, palestiniens et chrétiens.

« J’ai replongé dans cette guerre pour en finir avec cette guerre », précise le récipiendaire du Prix des libraires, catégorie Roman hors Québec, aujourd’hui membre de la salle de rédaction du Canard enchaîné. « C’est le tombeau de ma relation avec la guerre. Nous sommes trois journalistes à être entrés dans Sabra et Chatila [les deux camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth-Ouest massacrés en septembre 1982 par des phalangistes libanais]. Comme je suis de la vieille école, je pense qu’un journaliste ne doit pas parler de lui, ne doit pas parler au je. Je savais qu’un jour, il faudrait que j’y retourne en fiction pour pouvoir me réapproprier ma propre douleur, me réapproprier la première personne du singulier, dire ma propre sidération face à la guerre. Il y avait une sorte de poison qui était en dedans de moi et qui ne me quittait pas. »

Tous concernés
Son de cloche complètement différent chez Larry Tremblay. « Je suis un écrivain de l’imagination. Si je n’imagine pas, ça m’ennuie. Dès que je sais trop de choses, je suis bloqué. Je ne sais de la guerre que ce que j’ai vu à la télé ou lu dans les journaux », explique-t-il au sujet de L’orangeraie, lauréat dans la catégorie Roman québécois du Prix des libraires qui, comme Le quatrième mur, se déroule au Liban. En fait, pas forcément. « Ça peut aussi être la Palestine ou l’Afrique. Le lieu où se déroule le roman, c’est là où il y a des conflits. Le Liban peut bien sûr correspondre aux descriptions que je fais des montagnes, des cèdres, des orangeraies. Je n’ai pas nommé le lieu, parce que je ne voulais pas que le lecteur se concentre sur un conflit en particulier, mais sur l’engrenage de la guerre, sur sa structure. »

Aziz et Amed coulent la bucolique vie d’enfants heureux sur l’orangeraie familiale jusqu’à ce qu’un obus s’effondre sur la maison de leurs grands-parents. Un homme à l’allure grave et au ton péremptoire se présente quelques jours plus tard devant le père des jumeaux, une ceinture d’explosifs à la main. Un des deux garçons devra se sacrifier de l’autre côté de la montagne, venger l’honneur de la famille, venger l’honneur d’un peuple, venger l’honneur de Dieu.

Écrit sur le ton à la fois onirique et tragique de la fable, L’orangeraie pose en filigrane la question du droit d’un écrivain qui n’a pas du tout connu la guerre d’aborder cette épineuse réalité en fiction, réflexion entreprise par le dramaturge il y a trois ans au moment de la création de Cantate de guerre, pièce sur la transmission de la violence. « Est-ce que j’ai le droit de parler de cette guerre qui ne me concerne pas? C’était ma question à moi aussi, se souvient Tremblay. Est-ce que je peux parler de tout? Ma réponse, c’est oui, parce que ce qui se passe dans un autre pays peut nous concerner assez rapidement, on l’a vu avec le Printemps arabe. Nous sommes maintenant tous reliés, ce qui fait en sorte qu’on ne peut pas échapper à la guerre. Ce qui se passe en Ukraine présentement nous concerne aussi. »

L’éclaircie de la fiction
L’orangeraie et Le quatrième mur soulèvent aussi la question du pouvoir du théâtre et de l’art en général face à l’irrationnelle violence de la guerre. Alors que Georges place en Antigone l’utopique espoir d’une trêve, aussi courte soit-elle, un des deux jumeaux de L’orangeraie goûtera sur scène à une forme de rédemption. Mais que peut réellement l’art devant un aussi monstrueux ennemi? « Honnêtement, pas grand-chose, mais quand même quelque chose, pense Tremblay. J’ai voulu avec mon roman ouvrir une fenêtre, montrer que si la parole est capable de transmettre la haine, elle est aussi capable de transmettre l’espoir. Mon livre veut faire réfléchir sur l’hypocrisie, sur les faux discours. On dit que la vie est la valeur suprême, mais ce n’est pas vrai. Si c’était vrai, on ne tuerait pas des millions de gens par année. »

Pour Sorj Chalandon, qui s’est longtemps refusé à la fiction avant d’écrire son premier livre à 50 ans, l’écriture romanesque tient du salutaire moyen de chercher une éclaircie au cœur de la nuit noire qui l’habite. « Je demeure un journaliste qui, de temps en temps, écrit un roman. Chacun de mes romans est écrit pour apaiser une blessure, pour prendre du recul, prendre un pas de côté pour affronter la réalité différemment », souligne-t-il en évoquant Mon traître, largement inspiré de son amitié avec le militant nord-irlandais Denis Donaldson, assassiné après que sa collaboration avec le MI5, service de renseignement britannique, ait été mise au jour.

« Le fait que je sois journaliste impose des frontières à ma fiction, poursuit-il. Il y a des auteurs qui pourraient faire un livre sur la ville de Québec sans jamais y avoir mis les pieds et c’est très bien. Moi, j’ai toujours besoin que la réalité irrigue le roman. Si je parle d’un restaurant, il faut que je sache de quelle couleur sont les nappes dans ce restaurant. Tout ce qu’il y a dans ce livre-là m’appartient : la guerre que j’ai vécue de l’intérieur, la colère, la difficulté que j’avais de vivre avec ma femme et ma fille quand j’étais de retour en paix, la tentation que j’ai eu de tout quitter et ne plus jamais revenir en France, toutes ces choses-là ont existé dans ma vie, m’ont empoissonné. Le théâtre, cette idée d’Antigone à Beyrouth, est donc un peu un prétexte. Je voulais pouvoir prêter à Georges les mêmes émotions que j’ai vécues quand j’ai croisé la guerre pour la première fois, mais je ne voulais pas écrire un roman dont le personnage principal est un journaliste. »

Le quatrième mur aura-t-il permis à Sorj Chalandon de complètement se purger du poison que Sabra et Chatila ont instillé en lui? « Je suis père de trois filles. Leurs rires, leurs joies, leurs petits soucis d’enfants m’aident. Mais je sais qu’il y a toujours au fond de moi un crépuscule dont je ne pourrai pas me défaire. »

 

Crédit photo : © Mathieu Proulx

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