Véronique Grenier dans l’univers de Michel Vézina : L’homme cirque

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C’est un matin frette de presque hiver. Un matin où l’air fige, un matin où tout est craquement. Des pas dans la neige au respire qui se fait vite des poumons qui refusent l’affront. De mon lit, je vois mes vitres pleines de givre presque jusqu’en haut. J’y laisserai une trace de main pendant que j’enfilerai mes vêtements. Rituel de moins trente. Nelligan en boucle, un instant. Le par cœur, ça laisse des marques pour longtemps, il semble. Ce qui me lève de mon lit, c’est l’idée du café de Michel. Servi dans un thermos, déposé au centre de la table. Il y en aura tant qu’on en voudra. Michel, dans son sens de l’accueil, a le généreux aussi large que ses bras lorsqu’ils s’ouvrent et s’étendent avant l’accolade.

Je mets ma veste de chasse en laine, mon plus long et gros foulard, une tuque. Je pars pour Gould. Une ride de char de quarante minutes à prier pour ne pas visiter un fossé. Une ride de char pendant laquelle j’écoute de la musique trop forte, pendant laquelle je me fie aux arbres qui bordent le chemin pour me garder le regard sur la route. La neige scintille. Entre les villages, des étendues de champs, de sapins, des montagnes. J’essaie d’enterrer le nerveux de cette rencontre si formelle. Michel est exigeant et j’ai peur de le décevoir, cette fois, avec mes mots.

 

À cheval sur l’un des tabourets du bar, je me souviens de m’être dit, un matin d’avant le chant des oiseaux, que je me trouvais devant un homme géant, un homme à plus d’une vie. Un homme d’ubiquité, si je peux me permettre cette expression. Un monument qui ne cesse de raconter, comme s’il ne sortait jamais de ça, le narratif des choses.

Michel parle. 

La première fois que je l’ai vu, c’était dans un festival, à Sherbrooke, celui des traditions du monde. Il était assis, fort sérieux, à une petite table à l’extérieur du Buvard. Le soleil plombait. Devant lui, des papiers, des livres. Il avait l’air grave, je n’avais pas osé le saluer. J’avais hâte de le voir, le camion-librairie. Je pense que j’étais allée là juste pour ça. Ça se comprend dans le sens très littéral du terme : un camion bien rouge à l’intérieur duquel il y a des étagères et des livres, plein de livres. Du québécois, essentiellement. Méticuleusement choisis par Maxime Nadeau, un libraire d’exception, un libraire qui te saisit le goût et l’amène ailleurs, un libraire partenaire des plans grands et semi-fous – ses mots, pas les miens – de Michel Vézina. Comme celui du Pub-librairie. Alors que le Buvard se promène dans les villages estriens, le Salon, lui, est la station fixe. Et c’est, aussi littéralement, un lieu dans lequel il y a de la bière et des livres, plein de livres. Du neuf, de l’usager. Une incroyable section de poésie. Et des chips au ketchup. Notamment. Un lieu à la confluence de la 108 et de la 257. Un quatre coins. Avec une bâtisse à chacun des coins. Et rien d’autre avant quelques kilomètres. Le genre d’endroit pour lequel il faut éviter de se fier à son GPS pour s’y rendre. Ai-je une fois appris à mes dépens et à mon grand dam.

Mais qui vaut le déplacement. La galerie, l’été, est toujours pleine de gens, certains écrasés dans le divan bleu, d’autres appuyés contre la rambarde. Les voix de l’intérieur traversent la moustiquaire, se mêlent à celles du dehors. L’odeur est celle de la campagne, des champs. La rivière coule, tout près, on s’y baigne quand la chaleur dépasse la brise. On sert du pastis. Michel se promène, du bar aux gens aux livres à l’extérieur. Sa voix résonne de partout. C’est aussi un espace intime où sont reçus des auteurs pour des soirées du hockey poétique (la game est diffusée sur un grand écran, l’invité fait une lecture à chaque fin de période et produit un texte, pendant toute la partie, à lire après les trois étoiles), des lancements de livre (David Goudreault), des dédicaces (Dany Laferrière, Mathieu Arsenault, etc.). Tout ça, à Gould.

J’arrive et tout ce qui craque me rappelle que j’aime ce lieu. Les marches de la galerie, la porte, le plancher. Michel et Maxime sont installés à la table circulaire qui trône près de la porte, juste devant le bar. Chacun à son ordinateur. Le cellulaire du premierne cesse de faire savoir qu’il existe, qu’une vie virtuelle a besoin d’attention. Le café est bel et bien dans le thermos, au milieu de tout cela. Et bientôt dans ma tasse de faïence. La conversation n’a besoin de rien pour s’amorcer, je l’ai dit, Michel parle.

Il part pour la Belgique et la France, début janvier. Un projet de voyage-vacances. Avec Maxime. Et 3000 livres québécois. Un camion les y attend. Ils iront à la rencontre des nombreux amis de celui qui vient de publier Pépins de réalités – dans lequel on en retrouve d’ailleurs quelques-uns, des amis – et ils le feront en sillonnant des villes et des villages pour « vendre de la littérature québécoise contemporaine », la donner à voir et à lire.

Il prend une grande gorgée, puis s’élance : « Il se passe quelque chose d’unique au Québec, en ce moment, une effervescence, une littérature vivante. » Et cette unicité, ils ont envie d’en parler – je me fais traiter de has been, au passage; nous avons ce genre de relation qui permet les blagues à saveur de léger soufflet. Dans le paysage littéraire québécois, Michel Vézina a une place bien à lui. Auteur de plus d’une dizaine de livres allant des contes aux nouvelles aux carnets aux romans (ceux qui lui reviennent le plus souvent en bouche sont : Asphalte et vodka, Élise, La machine à orgueil, Parti pour Croatan), chroniqueur dans des journaux, à la radio, à la télévision, il a aussi fondé deux maisons d’édition pour lesquelles il a assumé le rôle de directeur littéraire (Coups de tête et Tête première, il serait trop facile, ici, de souligner que ces noms qui évoquent la spontanéité et l’audace de « juste » faire des choses, de risquer, malgré tous les malgré, sont très vézinesques).

Il est aussi un lecteur et de ceux qui sont bien sensibles à l’air du temps, aux manières de dire, de se renouveler. De ceux chez qui les mots percolent jusqu’au fond de l’être, qui s’en imbibent. Ce n’est pas pour rien, souligne-t-il, qu’il a été si fortement inspiré par un Kerouac et un Burroughs, des « fous furieux », ou un « Francis Bacon qui dit, en peinture, que ce qu’il recherche, c’est l’énergie du cri ». Tout cela l’appelle complètement, de même que leur « vie de marde » à sombrer dans des profondeurs qui miroir les siennes.

Fil conducteur de Pépins de réalités que cet écartèlement entre une certaine part de folie belle et la noirceur qui rythment l’existence de son auteur, depuis l’adolescence. Paul Chanel Malenfant, qui côtoyait le Michel Vézina de la début vingtaine, avait qualifié cette manière qu’il avait d’être de « sensibilité exacerbée ». À l’aube de sa soixantaine, le littéraire ambulant la nomme « de manière douce et gentille : d’extatique pour toute ». C’est un homme d’extases, qui se laisse souvent habiter par une « effervescence qui prend tout le corps et toute la tête », pour un café chaud, un corps, des mots, des gens. Des idées, aussi. Ses projets, évidemment. Il soutient que c’est une folie apprivoisée. Il crée pour nourrir et meubler les périodes creuses, celles où le débordant manque, celles où le lit et la boule qu’il y fait sont l’unique réponse à donner à l’air ambiant.

Au creux de la bête
Rendu là, il devient difficile de ne pas parler de la mort. De celle qu’on se choisit. Ou qu’on repousse, toute une vie durant. À cet égard, lui et moi, on se comprend fort. Il y a eu les morts des gens qu’il aimait, ces personnalités extrêmes, habitées, animées. Complexes. Intenses. Qui ont fini par ne plus en pouvoir de ce qu’elles devaient gérer d’elles-mêmes. André Fortin, Nelly Arcan, pour ne nommer que les plus connues. Il en parle avec le détail des souvenirs qui ont fait plier notre ligne du temps, mais la distance suffisante de la carapace qui, à ces moments, a dû se forger. Et c’est à la sienne qu’on revient, sa mort. Meublée par la peur de l’emportement, la volonté de ne pas la laisser faire : « Je connais la recette. Je sais comment et je sais aussi comment ne pas », lit-on dans Pépins de réalités. Chez certaines personnes, le malheur et l’incapacité au bonheur permettent ultimement cette chose assez magnifique qu’un sincère amour du vivre qui exige, toutefois, un travail de chaque seconde. Vézina est de ceux-là. 

Il s’est, en partie, affranchi de ses ombres et des souffrances du balancier de ses humeurs en « acceptant de les rendre présentes dans [ses] livres et dans [sa] vie ». À l’écouter se raconter, c’est toute une existence passée à s’inventer des manières de se contourner et de s’échapper de soi qui se dessine devant moi. En même temps que cette volonté de s’ancrer dans le réel par les multiples menus détails d’un quotidien performé comme autant de manières de se renouveler, de naître, sans arrêt. Elle se joue là, la tension.

Un dix roues passe, fait trembler le sol, marque une pause nécessaire.

Mes yeux se promènent. Des objets partout, dans le Salon, des souvenirs d’Haïti, des toiles de Sergio Kokis. Au travers des livres, un monde de signifiants. Chacun d’eux ayant sa propre et longue histoire qui se livre, parfois, après quelques verres de rhum. Du Barbancourt. Chaque fois, ça me fait penser à mon père qui prenait un sincère plaisir à raconter sa visite à la distillerie lors de son passage dans la perle des Antilles, lieu aussi de ma conception, paraît-il.

On se dompte comment, alors, quand il faut vivre, malgré soi?

Avec les excès, un temps. De ce qui permet de s’enfuir de soi, de s’oublier, se tasser.

Avec les gens. Ceux qu’on aime, ceux avec qui on parle, ceux qui nous alimentent et de ce genre, Michel en a côtoyé beaucoup, il va d’ailleurs en retrouver en Europe, des comme lui qui « veulent échapper à la mort » en créant, dans ce presque tantôt et il en parle avec une brillance dans le regard.

En se donnant, aussi. En hédoniste, vais-je me permettre, il aime profiter des choses bonnes, mais aussi, et surtout, « faire jouir », voir les gens avoir du plaisir. Créer des rencontres, des opportunités. Faire lire. Il y a chez lui un sens certain du « pour tout le monde » qui transparaît dans sa démarche littéraire et dans celle d’amener la littérature partout, de la mêler à la bière, aux agriculteurs, aux stationnements d’épicerie, aux festivaliers du pont couvert. Faire des projets à la pelletée pour animer le monde. Le clown, ici, prend toute la place, autant celui de l’un des visages du protagoniste du dernier livre, que celui qu’il a été pour le groupe Bérurier noir. Tiré de Pépins de réalités, son « [je] suis un cirque à moi seul » prend aussi tout son sens. Ce qu’il donne, toutefois, ce qu’il provoque, ce sont – il cite Debord – des « états de directement vécus ». Il « “fait” pour ne pas mourir », pour se maintenir le souffle, se lever le matin avec la hâte des minutes de la journée.

Trouver ses souffles
Ultimement, on se dompte en écrivant. L’été, à Croatan, sa roulotte, un peu perdue dans le déjà creux. À l’aube, avec les lumières et les bruits du matin, les cris [de terreur, m’apprend-il] des oiseaux. Le bureau officiel est toutefois la table à laquelle nous sommes assis. Il a déjà eu des rituels, mais plus maintenant. Il s’y met « très tôt, le matin parce que moins de dérangements, de distractions » et il s’oblige à écrire tous les jours, inspiré par Darius James qui voyait dans l’écriture un travail auquel il faut se dévouer avec sérieux et amplitude. Il tend aussi à toujours travailler à trois ou quatre projets à la fois, à divers stades, et il fait tout cela dans le désordre, les mots viennent, s’organisent, chaque chapitre a son fichier, ce n’est pas, surprise, un souci de linéarité qui le guide. 

Maxime tranche du pain, celui fait par leur « painprimeur » (littéralement celui qui est à la fois leur imprimeur et leur boulanger), revient à la table. La soupe est chaude, il y a un chaudron plein. Je prends toujours deux portions du manger de Michel. C’est un signe, j’en prends rarement plus qu’une. Il est bien dans sa cuisine. Ils sont justement en pleines rénovations de la pièce. Le samedi, souvent, sur le coin du comptoir, il y a un grand plat qui fume, une pile d’assiettes et autant d’ustensiles, et tout le monde se sert.

Il dit qu’il écrit comme il respire et qu’il fait à manger comme il écrit. Je vais ainsi me permettre de dire qu’il cuisine comme il respire. Il aime travailler avec la nourriture, comme il travaille le texte. Il y a matière à gosser, à se reprendre, à s’ajuster. Il a appris alors qu’il avait 15 ans, pour ne jamais « être dans marde » et avoir du travail tout le temps. Il rappelle que Dédé Fortin disait toujours : « Chez Vézina, on mange ». Ça le fait sourire.

Est-il encore punk? « Complètement. » Et c’est sa seule certitude. Il l’est à la manière des Bérus, « yes future », il clame. Refuser, mais pour construire, ne pas attendre, aller se le chercher, le bonheur. « DIY. » 

Je retourne dans le froid qui n’a pas lâché. Le ciel est bleu, le soleil pogne dans la neige. On s’est fait le câlin de ceux qui ne se reverront pas avant un moment. Ils ont des valises à faire, un party du jour de l’An à préparer. Maxime m’a commandé l’œuvre de Josée Yvon, je viendrai la chercher à leur retour, avec le printemps.

Photos : © Martin Mailhot

 

VÉRONIQUE GRENIER

En 2016, un petit livre de moins de soixante-dix pages arrive en librairie avec ses gros sabots, ses références à Marguerite Duras (« Tu me tues, tu me fais du bien ») et cette langue à la fois poétique, imagée et décapante. C’est Hiroshimoi (Ta Mère), le premier roman de Véronique Grenier. Dans cet opuscule incontournable, celle qui est également journaliste, maman, blogueuse (Urbania, Les p’tits pis moé) et professeure de philosophie au cégep de Sherbrooke narre le récit d’un intense mais blessant triangle amoureux. « Je nous regarde nous étouffer avec un même qui revient, oscille, un même qui nous arsenic et je cherche mon air. Il me semble avoir perdu des bouts de cœur, de chair, de corps. Des bouts de vie. En chemin. Me semble que je suis moins. » Parce qu’elle écrit si bien ces sentiments qui décapent, ces violences du quotidien et le trouble de la vie, elle était tout indiquée pour nous rapporter, par écrit, des fragments de l’univers de Michel Vézina. [JAP]

Photo : © Marc-Étienne Mongrain

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