Dernière de février. Quelques rares bancs de neige agonisent çà et là dans la Métropole. Il en reste au moins le quadruple à Québec. Mes bottes d’hiver, qui me montent jusqu’aux genoux, suffisent à m’accoler l’étiquette de touriste. J’attrape en vitesse un latté au Café Larue (mon préféré, je le déclare chaque fois en sapant ma première gorgée) et réalise : je m’en vais dans la maison de celle qui a écrit Les maisons. En poussant la porte vitrée du commerce pour regagner la ruelle, j’aperçois mon reflet. Il me reste tout au plus 500 mètres pour chasser ce sourire idiot étampé sur mon visage.

Quelqu’un se tient déjà sur le balcon où s’entassent trois vélos quand j’arrive chez Fanny Britt. Je pense, pourvu qu’elle n’ouvre pas la porte tout de suite et me voie en retrait sur le trottoir, gênée, derrière l’épaule de son amie. Elle ouvre la porte tout de suite et me voit en retrait sur le trottoir, gênée, derrière l’épaule de son amie, que je fais mine de ne pas reconnaître, intimidée. Je me console en me disant que ces quelques secondes de confusion font dévier son attention sur autre chose que la façon ridicule dont je me suis chaussée. Tout en me faisant signe de m’approcher, mon hôtesse prend des mains de son amie un paquet de forme arrondie, emballé dans le papier d’aluminium. Je ne pose aucune question, pourtant j’étire le cou pour en deviner le contenu. À vue de nez, ça semble davantage se manger que se fumer. Me voilà rassurée. Je traverse le hall d’entrée pendant qu’elles discutent d’un éventuel souper avec la gang de sa pièce Hurlevents, dont la dernière représentation aura lieu le lendemain au Théâtre Denise-Pelletier, mais qui est aussi publiée aux éditions Leméac.

La maison
Je retire ma veste et pose tout mon attirail près du piano droit. Je n’ose pas lever les yeux, balayer du regard la demeure de l’écrivaine. J’attends son accord, ou du moins le premier vrai contact visuel. Je me rabats sur ce que je pourrais croiser par hasard, plus près du plancher que du plafond. Me sentant observée, je repère rapidement mon voyeur : un pug. J’ai un quart de seconde pour m’ébahir devant son exemplaire docilité avant de comprendre qu’il s’agit d’un canidé gonflable. « J’ai choké d’acheter un chien à mes enfants », m’avouera Fanny avec satisfaction, un peu plus tard dans la rencontre.

Je prends le temps de serrer la main de celle qui a accepté de m’accueillir sans me connaître et souris intérieurement en voyant qu’elle porte un collier que j’ai déjà remarqué sur une de ses photos. Je m’abstiens de le lui souligner, mais à vous je peux bien le dire : il a la forme d’une paupière close, il m’apaise.

Fanny tend ses bras ouverts pour m’inviter à visiter les lieux. L’espace d’un moment, elle se transforme en Tessa, la protagoniste de son premier roman (Les maisons), l’agente immobilière et mère de trois enfants tentée par l’adultère depuis qu’elle est retombée sur l’amour de ses 20 ans.

Il n’y a pas de doute, c’est une maison d’écrivaine. Le rez-de-chaussée est une aire ouverte, et je devine, d’après les deux escaliers – l’un est fait en colimaçon, l’autre est escorté par deux imposantes bibliothèques – que la maison fait trois étages. De nombreux dessins d’enfants et plusieurs affiches, dont une de la tournée Metals de Feist qui me parle particulièrement, égayent les murs.

Elle y habite depuis quinze ans. Je fais un calcul rapide dans ma tête. Devient-on écrivain à force d’habiter une maison inspirante? Ou est-ce plutôt les maisons qui deviennent inspirantes à force d’abriter un écrivain? Peu importe. Fanny-Tessa et sa maison sont faites sur mesure l’une pour l’autre.

J’ai beau arriver à 30 ans, j’ai encore cette étrange obsession de vouloir systématiquement fourrer les beaux objets dans ma bouche. Il se trouve qu’ici, tout est appétissant. Je croquerais dans cette ampoule surdimensionnée, abandonnée juste là, me ferais les dents sur le ruban à mesurer qui sert momentanément de centre de table, lécherais de bord en bord la tapisserie fleurie qui recouvre le mur entre la cuisine et la salle à manger… Oh! En guise de dessert, j’opterais pour ce luminaire mid-century-pop-vintage qui trône au-dessus de la table. « Ça, c’est mon chum qui l’a choisi. Mon chum fait des lampes dans la vie. » Fanny partage son quotidien avec quelqu’un qui produit de la lumière. Pourquoi cette variante m’apparaît-elle soudainement si importante dans l’équation?

Elle disparaît dans la cuisine, où sont suspendus des dizaines de casseroles et d’ustensiles, tantôt en inox, tantôt colorés. C’est là que la pâtissière aguerrie prépare compulsivement des biscuits et du pain aux bananes, qu’elle ait une raison ou non. J’en profite pour me foutre le nez dans une orchidée près de la fenêtre et me rasseoir avant qu’elle en ressorte, un mug de thé fumant à la main.

Sitôt assise à mes côtés, elle dépose son cellulaire au sommet d’une pile de cahiers d’écriture. L’image est frappante. Pour l’avoir déjà entendue se prononcer sur le concept « action-réaction » lié aux réseaux sociaux, et la sachant en train de travailler sur un deuxième roman, je lui demande d’emblée de me parler de son rapport à Facebook pendant le processus de création.

Le faux self et le soi intime
Le 1er janvier, alors que d’autres ont pris la résolution de cesser de fumer, de ne plus lire la section commentaires des journaux ou de s’abonner au gym, Fanny Britt a choisi d’arrêter de scroller. On ne saurait déceler la moindre parcelle de jugement de sa part à l’égard de ceux qui en décident autrement, mais de son côté, elle s’est vue libérée, entre autres, de la compulsion et du besoin de validation qui en découlent. « Il y a des écrivains qui n’ont pas de problème à écrire tout en étant très exposés. Pour moi, ça a un effet négatif dans mon processus d’écriture, c’est clair. Je n’ai pas de doute là-dessus. Tu es en perpétuel bilan. Je suis où dans ma vie? Est-ce que j’ai le bon corps? Est-ce que j’ai la bonne face? Est-ce que j’ai la bonne carrière? Est-ce que mes amis m’aiment encore? Ils ont l’air d’avoir du fun avec d’autre monde… Il y a toujours quelqu’un à qui on peut se comparer négativement, on a tout le temps des raisons de se critiquer. » Bref, récemment, elle a dû poser un geste concret, répondre à une question toute simple. « Veux-tu écrire, ou être sur Facebook? »

On s’entend toutes deux pour dire qu’il n’y a pas que du mauvais là-dedans, que ces plateformes-là donnent aussi lieu à de grands mouvements comme le #metoo, qu’elles permettent de donner une vitrine à la scène culturelle. Mais même lorsqu’il est question d’art, l’auteure se questionne sur la pertinence de telles publications. « Suis-je en train d’utiliser l’excuse que c’est de la promo pour mon show de théâtre, qu’il faut faire ça pour le théâtre, pour en fait nourrir mon ego? C’est correct d’avoir un ego, on est des êtres humains, on veut être aimés, mais moi je trouve qu’on a la responsabilité de garder ça sous surveillance. Un ego qui explose, qui va dans toutes les directions, c’est Donald Trump, et on ne veut pas plus de gens qui ont un ego en folie, ça ne fait pas des bons citoyens. »

La dramaturge en profite pour me faire part d’une anecdote marquante. Alors qu’elle visitait sa grand-mère de 95 ans dans un centre pour personnes âgées, une voisine de chambre aux prises avec un problème de langage s’immisce sans s’annoncer dans leur conversation. « La dame tente de nous parler, mais bloque sur une consonne, un peu comme un disque qui saute. » Sa grand-mère, ayant remarqué qu’elle avait souvent du mal à s’exprimer, lui propose, candidement : « As-tu essayé de pas le dire? »

Fanny m’explique avoir aussitôt dressé des liens avec les réseaux sociaux, et avec l’écriture. « Sur cette place publique là, il n’y a plus le tampon de l’intimité avec tes proches, ceux qui connaissent tes secrets, etc. C’est comme si cette affaire-là était en train de s’effriter, ce qui fait que ton self, le faux self, prend la place du soi intime. Ça fucke toute. […] Il faut vraiment se demander pourquoi on est portés à étaler notre vie sur Facebook. Avant de publier, maintenant, je me demande : est-ce que j’enverrais ça par email à tous mes contacts? Et je trouve que cette anecdote-là s’applique aussi à l’écriture. Parfois, on cherche pendant longtemps la bonne façon de dire quelque chose, alors que souvent, la meilleure façon de servir l’histoire, c’est de se taire. »

Quand un bouillon quelconque la réclame dans la cuisine (sans doute un lien à faire avec le contenu du paquet en aluminium), j’en profite pour passer à la salle de bain, et tombe nez à nez avec une minuscule veste de cuir, suspendue à un crochet. Sur les épaules, des patchs à l’effigie de Led Zeppelin et des Beatles, sur le collet, une épinglette en forme de renard, lequel ressemble étrangement d’ailleurs à celui en vedette dans son premier album jeunesse : Jane, le renard et moi, illustré par Isabelle Arsenault et publié aux éditions La Pastèque. Elle me confirmera plus tard qu’il s’agit bien dudit renard, une initiative de son éditeur espagnol, Salamandra, qui les a fait faire lors de la publication en Espagne. Près de la baignoire, quelques bonshommes gisent sur le plancher. Je m’émeus devant cet âge auquel il est permis d’enflammer la cour de récré avec une veste de rocker et d’honorer l’heure du bain avec des figurines, tout ça dans la même journée. Je tapote l’épaule du punk imaginaire et retrouve mon hôtesse, avec l’envie soudaine de l’entendre sur un autre de ses sujets de prédilection, abordé de front dans son essai Les tranchées, publié aux éditions Atelier 10.

All the babies
Fanny a deux enfants, et admet ouvertement avoir « choké » le troisième. « J’ai eu peur de ne plus pouvoir fonctionner en aimant une personne de plus. J’allais exploser, ça aurait été trop. Trop d’amour, trop d’inquiétude, trop de dévouement. Je suis une mère nerveuse, hypervigilante, probablement trop présente, et je pense que ça peut parfois être lourd pour mes gars, toute cette intensité, même si je fais de mon mieux pour la masquer, au quotidien. » Elle s’est souvent fait demander pourquoi elle s’est arrêtée là. « C’est de plus en plus insidieux dans le discours ambiant. J’ai une amie qui a choisi d’arrêter après un enfant. Les premières années, elle se faisait demander sans arrêt : “Mais pourquoi?” Pour les gens, ça veut dire qu’il y a quelque chose de pas normal, qu’il y a quelque chose de brisé dans toi. T’es pas généreux, t’as pas l’instinct maternel, t’aimes pas ça, être une mère. Pour certains, si tu veux pas all the babies, si tu veux pas élever tous les bébés du monde, ça veut dire que t’aimes pas vraiment ça, être une mère. »

L’auteure condamne cette pression qui repose sur le dos des mères comme des non-mères. « Il y a aussi une chose dont il faut parler plus, collectivement, c’est la peur de regretter. Il y a des gens qui font des enfants parce qu’ils ont peur de regretter de ne pas en avoir fait. D’autres qui regrettent d’en avoir fait et qui ne pourront jamais le dire, parce que c’est le plus grand tabou du monde. On entend souvent ça. En tout cas, moi au moins, je n’ai pas de regrets. Tu sais, ça se peut, avoir des regrets, il faut arrêter de diaboliser les regrets. »

Je me repasse en boucle des bribes de notre échange, et me vois mal passer à côté de l’épineuse question des photos d’enfants sur les réseaux sociaux. La spontanéité avec laquelle elle me répond me laisse croire que le sujet la hante depuis longtemps déjà.

« Ça devient de la pornographie narcissique, mais décuplée. Avec les trucs de maman, y a cette affaire-là. Les enfants, c’est un peu comme ton mini-moi. D’ailleurs, on entend beaucoup cette expression-là, mini-moi. On se ressemble, on s’habille pareil. Je la comprends cette pulsion-là, la pulsion de vouloir te reconnaître, te projeter dans ça, tout le monde l’a, c’est la nature humaine. Mais pour moi, il y a une différence entre ton salon et la place publique. Et surtout, je pense que c’est important de laisser l’enfant être sa propre personne. Je flanche régulièrement, cela dit. Mais j’y pense. J’y pense sans arrêt. » 

Je regarde l’heure qui file, notre rencontre tire à sa fin. L’angoisse me prend. Eh misère! Va falloir que je gère la promotion de cette chronique-là sur les réseaux sociaux, asteure.

Au loin, un pug dégonfle.

Fanny, c’était quoi notre vie avant Facebook?

« Je me pose cette question-là au moins une fois par jour. »

 

MILÉNA BABIN
Miléna, c’est le genre de petit bout de femme tout en tendresse qui déplace beaucoup d’air. Si on a d’abord connu sa plume sur le blogue Les populaires, elle a prouvé avec la parution de Les fantômes fument en cachette (XYZ) qu’une véritable écrivaine sommeillait en elle. Originaire de la Gaspésie, celle qui a choisi Québec comme terre d’accueil a maintenant 29 ans, est rédactrice pour des magazines, commence tranquillement à scénariser et tournera son premier court-métrage à l’été 2018. Ce printemps, elle fait paraître son second roman – capiteux, sombre et enveloppant – L’étrange odeur du safran (XYZ), un roman qui se déroule à la fin des années 80 et qui met en vedette des personnages écorchés et en perte de repères, qui se lancent dans la contrebande de l’épice rare dite « l’or rouge ». En 2019, on découvrira Miléna Babin dans un album pour enfants illustré par Charles-Étienne Brochu, chez Québec Amérique. Gardons un œil sur ce vent qui pousse si bien ses voiles! [JAP]

Photo de Miléna Babin et de Fanny Britt : © Franie-Éléonore Bernier
Autres photos (dans l’ordre) : © Miléna Babin / © Franie-Éléonore Bernier / © Franie-Éléonore Bernier / © Franie-Éléonore Bernier / © Miléna Babin / © Franie-Éléonore Bernie
Photo de Miléna Babin : © Julie Artacho

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