Denise Boucher : Les fées ont encore soif

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En 1978, quand la censure a frappé – avec l’éternel bâton de la moralité – la pièce de théâtre Les fées ont soif, les masses se sont agitées, dénonçant la décision du Conseil des arts de Montréal de suspendre sa subvention au Théâtre du Nouveau Monde s’il portait cette « infamie » sur les planches. Et quand un groupe de jeunes chrétiens, disons déterminés, a demandé une injonction pour faire cesser les représentations qui ont quand même eu lieu, les défenseurs de la culture criaient haut et fort au scandale dans les rues de Montréal. Et la justice aura donné raison au chef-d’œuvre de Denise Boucher. Mais, trente-sept ans et un soulèvement historique plus tard, que reste-t-il des fées?

« Lors d’un voyage au Mexique, j’ai rencontré une avocate qui m’a dit : “Madame Boucher, vous êtes chanceuse, vous avez goûté aux trois ingrédients de la censure, ce n’est pas courant!” » Chanceuse… c’est une manière de voir les choses! L’auteure, qui a aujourd’hui 79 ans et toujours la vitalité d’esprit des créateurs engagés, se rappelle qu’on a en effet tout reproché à sa pièce : le langage, le style et le fond. « Il existe des sujets dont on ne peut pas parler. On dit d’eux qu’ils sont hors langage. La Vierge était un personnage hors langage. Et elle l’est encore aujourd’hui. » Car si Denise Boucher dénonçait dans son œuvre les modèles proposés aux femmes – qui se résumaient par la Sainte Vierge, la mère au foyer et la putain – elle n’est certainement pas prête à dire que le joug de ces modèles est aujourd’hui chose du passé.

Étrangement, on ne dit plus de la question féministe qu’elle est hors langage. Les pourfendeurs ont trouvé une autre manière, plus discrète, d’étouffer le sujet. « On me dit aujourd’hui que la pièce n’est plus d’actualité. Avant, j’étais hors langage; aujourd’hui, je suis hors temps. » La dramaturge, poète et romancière raconte qu’à l’occasion des trente ans du texte, elle a approché le TNM pour que Les fées ont soif soient rejouée, là où tout avait commencé. Eh bien, figurez-vous qu’on lui a répondu que les thèmes étaient trop vieux, pas assez contemporains, ou quelque chose comme ça. Heureusement, d’autres théâtres – dont La Bordée à Québec l’année dernière – ont accepté de redonner la parole aux personnages de Mme Boucher. « Lorsque le musellement est évident, c’est plus facile de se battre et de monter aux barricades », souligne avec justesse cette femme de convictions, se rappelant le soulèvement populaire qui a eu lieu la première fois qu’on a tenté de mettre la pièce au rancart.

Il reste pourtant beaucoup de choses à dire, beaucoup de choses à dénoncer sur la condition féminine, martèle Denise Boucher. « Ces modèles qu’on voit partout, ces mannequins, quels messages renvoient-ils sinon qu’il faut être sans chair, se taire et se montrer? » Sans chair, se taire et se montrer. La Vierge, la mère et la putain. Les fées, les femmes, ont encore soif de liberté et de jouissance, et la société semble leur servir encore et toujours la même eau salée, le même bouillon de silence, assaisonné au goût du jour.

Malheureusement, la question féminine n’est pas le seul tabou de nos sociétés modernes, prend soin de souligner l’auteure. La vieillesse, notamment, est un sujet qui l’interpelle. C’était d’ailleurs le thème central de son premier roman paru en 2011, Au beau milieu, la fin (Leméac). Ce sera aussi au cœur de son prochain recueil de poésie.

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