Ça fait longtemps que je suis comme ça. Je veux dire que ça fait longtemps que j’ai ce désir d’être autre. D’être un peu « une autre ». Petite, je rêvais d’être Lucy Maud Montgomery pour écrire des livres moi aussi. J’ai ensuite souhaité être Nelligan, pour sa poésie et sa folie; Réjean Ducharme, pour son mystère et parce que j’aurais tant voulu écrire L’avalée des avalés; Emma Haché, parce qu’elle crève n’importe quelle scène par sa simple présence. Quand j’allais voir des spectacles, je revenais toujours obsédée par l’idée d’être un peu Daniel Bélanger. Je me souviens, adolescente, d’avoir passé des soirées complètes à imiter Édith Piaf ou Juliette qui chante Rimes féminines. Puis j’ai aussi souhaité être Clara Hugues, Megan Rapinoe… Hier, encore, en revenant du café, je me suis surprise à vouloir être un peu Piero Ciampoli (le barista). C’est comme ça. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais c’est comme ça depuis longtemps.

C’est aussi ce qui m’est arrivé la première fois que j’ai rencontré Jean-Marc Dalpé. Ou plutôt son œuvre. La première fois que j’ai croisé son œuvre, oui. Je m’en souviens parfaitement. C’était en février 1995, j’avais tout juste 16 ans. Ma mère m’avait abonnée au théâtre (elle le fait encore aujourd’hui). Cette soirée-là, la représentation avait lieu à la Cour des arts, à Ottawa. Un magnifique bâtiment, une ancienne prison, il me semble. J’ai toujours aimé les théâtres. Le lieu clos. Ou parce que nous sommes ensemble, mais seuls. Devant un texte, une histoire, en silence, reclus du monde, isolés, loin, en exil pour quelques heures. Je les aime encore plus aujourd’hui, les théâtres : nous avons cruellement besoin d’exil.

J’allais voir Lucky Lady de Jean-Marc Dalpé. Je ne savais pas grand-chose ni de la pièce ni de Jean-Marc Dalpé. J’aimais déjà le théâtre, mais simplement comme on aime un bon film ou un bon livre. Comme on apprécie un bon repas. Une sorte de « bon moment ». De gratitude, peut-être. Mais sans plus.

Ce soir-là, cependant, dès les premiers mots, la première scène, j’ai été soufflée. Un fond de musique western et cinq personnages que l’on découvre en saisissant lentement les liens précis qui les unissent. Des personnages absolument campés, typés, particuliers, paumés, mais qui cherchent ce que tous les humains cherchent : survivre. Continuer en souffrant le moins possible. Continuer avec les moyens qu’ils ont, si minimes soient-ils. J’avais l’étrange impression que par ces destins si particuliers on me parlait directement de la condition humaine, de notre condition à tous. Et à la fin, quand les cinq personnages sont tous réunis devant Lucky Lady, le cheval qui tient dans sa course le destin de tous, je souhaitais vivement qu’elle gagne, Lucky Lady, comme si c’était ma vie à moi qui se jouait là, dans l’hippodrome, sur scène.

Je n’étais plus qu’au théâtre. C’était plus grand que le théâtre.

J’avais 16 ans. Et j’étais ailleurs. Là, ici. Pour la première fois jetée de force devant quelqu’un qui me racontait avec amour toute la trouble complexité humaine.

Je suis sortie de la salle bouleversée. Muette. Figée. Je ne savais pas exactement par quoi. Mais très certainement par la langue. Une langue qui se cherche, des mots qui peinent à dire, des personnages sans la maîtrise de cette parole pour parvenir à formuler quelque chose comme la réalité. Et toute cette souffrance, toute cette confusion devant ce qui n’arrive pas à prendre forme par la pensée. J’avais été bouleversée par le rythme, aussi. Par la cadence, la musique de ces mots volontairement maladroits. Par la forme hachurée des scènes, par les liens si finement tissés entre chacun des personnages. C’était comme si pour la première fois je prenais conscience que le théâtre, ce n’était pas que des comédiens, mais qu’il y avait quelqu’un derrière, une voix, une plume, quelqu’un (ici d’un talent extraordinaire — je le confirmerais en découvrant ensuite le reste de son œuvre) qui avait pensé avec intelligence et finesse le récit qui se déployait brillamment devant moi.

Quelqu’un qui s’adressait à moi. Et qui sondait avec nuance l’âme humaine : Jean-Marc Dalpé.

J’ai aussitôt acheté un second billet pour la représentation du lendemain. J’ai décidé de jouer la pièce dans mon cours de théâtre à l’école secondaire. Et je me suis endormie en me disant que je voulais écrire le monde comme Jean-Marc Dalpé. Avoir le rythme de Jean-Marc Dalpé. Être un auteur comme Jean-Marc Dalpé.

C’est ce que je disais. Ça fait longtemps que je suis comme ça. Je est un autre : il a toujours été un peu une tique.

Quand, pour cette chronique, on m’a dit « Tu peux prendre la fin de semaine pour penser à l’auteur que tu souhaiterais rencontrer », j’ai répondu précipitamment :

« Jean-Marc Dalpé? »
« Excellent, ça fonctionne! »

Et j’ai aussitôt regretté.

Mais qu’allais-je bien pouvoir dire à cet homme de théâtre, ce traducteur (entre autres de Shakespeare!), ce comédien, cet écrivain de scénario, ce poète, cet auteur triplement lauréat du Prix du Gouverneur général?

« Allo, euh… oui… vous savez, j’ai souvent souhaité être un peu vous, écrire comme vous, je suis une espèce de tique… » Non.

Alors je me suis mise à angoisser et à fouiller frénétiquement dans ma bibliothèque. J’ai retrouvé quelques pièces de théâtre (Les Rogers, Eddy, Le chien, Lucky Lady, évidemment) puis un livre de poésie (Gens d’ici) et son unique roman (Un vent se lève qui éparpille) que j’avais fait dédicacer dans un salon du livre en Outaouais. J’ai relu quelques extraits en retrouvant immédiatement tout le souffle qui marque inévitablement l’entièreté de l’écriture de Dalpé. « J’écris en tapant du pied », dit-il. Et quel rythme que ce pied! Puis, j’ai pensé qu’il avait aussi écrit des séries télévisées, comme Temps dur, et que je devrais peut-être les réécouter pour pouvoir en parler. Et j’ai eu le tournis. Parce que je n’arriverais jamais à retraverser toute cette œuvre gigantesque.

J’ai donc décidé de préparer des questions. Je ne suis pas journaliste, mais je suis professeure. J’arriverais au moins à bien structurer notre rencontre. Je voulais lui demander pourquoi il choisissait toujours des personnages avec de la difficulté à « dire » le monde. Je voulais lui demander si le français était selon lui en bon état aujourd’hui. Je voulais lui demander quel auteur il admire. Je voulais lui demander à quoi ressemble une de ses journées d’écriture. Je voulais lui demander la différence entre son travail de « jeu », « d’auteur » et de « traducteur ». Je voulais lui parler d’identité minoritaire, aussi. J’ai tout écrit dans mon petit carnet. Tout bien noté. Avec des points et des sous-points. J’ai rangé une dizaine de ses livres dans mon sac à dos (comme pour pouvoir m’y réfugier si jamais je n’arrivais pas à parler), j’ai enfourché mon vélo et je me suis rendue, un peu terrifiée, au dépanneur.

Parce que, évidemment, même le lieu de notre rencontre ne pouvait pas être banal : les mots de Jean-Marc Dalpé ne le sont jamais! « Rencontrons-nous au dépanneur », m’avait-il écrit. Je m’étais dit : « Oui, bien entendu : au dépanneur! Entre un sac de Doritos et des réglisses, rien ne peut mal se passer! » (Le Dépanneur, c’est un café finalement, mais n’empêche, c’est tout à fait son univers, un café qui s’appelle Le Dépanneur.)

Alors je suis arrivée une heure avant, comme toujours. J’ai marché un peu dans le Mile-End. J’aime beaucoup ce quartier montréalais un peu étrange. Un quartier mêlé. Parsemé de nouvelles boutiques et de vieux Laundromat d’un autre siècle. Traversé par des juifs hassidiques, des étudiants anglophones, des ateliers d’artistes (s’ils en restent!), le classique café Olympico, le snack-bar Barros Luco, les traditionnels bagels et des familles canadiennes-françaises montréalaises depuis plus de dix générations. Jean-Marc Dalpé aussi semble l’aimer, son quartier d’adoption. Il en parle en pointant vigoureusement vers chez lui, en parlant des gens autour sans complaisance ni amertume. Avec affection, peut-être. Parce que ça crève de partout en lui, dans ses mots comme dans ses yeux : il aime les humains dans toutes leurs nuances, leurs contradictions et leur contemporanéité. C’est apaisant tout cet amour gratuit. Ça donne espoir.

Je suis entrée dans ledit café Dépanneur. Un vieil homme jouait du piano et le son résonnait partout dans la pièce aux grandes fenêtres. Quelques étudiants parlaient de leurs cours. Un couple mangeait avec une toute petite fille qui dansait au son de la musique du piano. Un jeune homme travaillait à son ordinateur. Finalement, ça ressemblait quand même à un vrai dépanneur. On ne juge jamais quelqu’un qui entre dans un dépanneur : costard ou pieds nus, Doritos ou Du Maurier, un dépanneur est le lieu de tous. Comme les textes de Jean-Marc Dalpé, oui : ils sont ces lieux de tous.

Puis il est entré. Je l’ai entendu parler au jeune homme du comptoir. « Ça fait longtemps que je suis pas venu parce que j’étais en voyage… ben en voyage à Sudbury! » Des éclats de rire. « Tu es déjà allé à Sudbury? » Ils ont discuté un petit moment puis il s’est assis avec moi. J’avais déjà mon café; ses dix livres bien empilés devant moi; mon petit carnet gribouillé et un crayon pour prendre des notes. J’ai commencé par une question qui se voulait générale. Ou enfin simplement celle qui est sortie en premier : « Alors, en ce moment, vous travaillez sur quoi? »

Finalement, je n’en ai posé aucune autre.

Trois projets : jeu, traduction et scénario. En fait, non, sept projets, car plusieurs de chacun. Mais ce n’est pas de ça qu’il parlait. Ce n’est pas vraiment des projets eux-mêmes. Mais plutôt de ce qui les unit. De ce qu’il y a réellement derrière n’importe lequel de ses différents projets : les mots. La langue. La résonnance, aujourd’hui, de ces mots.

Le sens à donner et à construire.

Il me parle des artistes. Des théâtres. De la création. Du financement. On passe de Caraquet à Saint-Boniface à la Louisiane, à Sudbury dans la même phrase. La table devient le canal Rideau. La rue Bernard, l’Ouest canadien. Il me parle de musique, aussi. De jazz. Le poing sur le cœur. Les mots sur le même cœur. Tendres. Généreux, ses mots. Les collègues. L’admiration pour les créations en équipe qui gagnent toujours à plusieurs bouches, à plusieurs oreilles.

Il me parle des défis de la traduction. Traduction qui permet de ne jamais figer tout à fait les mots. De les inscrire à nouveau, mais dans une autre époque, un autre temps, pour une nouvelle réception. Les inscrire dans l’autre devant qui écoute, qui reçoit. Toujours l’autre. Encore l’autre. L’autre avec une admiration profonde, une curiosité renouvelée. De là, la traduction, d’ailleurs : l’envie de permettre à l’autre d’entendre lui aussi.

Je l’écoute me raconter ses sept projets en cours comme s’il racontait une histoire haletante. J’ai envie de regarder sous la table s’il tape du pied. Il me parle de la parole des femmes, aussi, de celles des Autochtones, comme s’il savait profondément ce que ça brise d’humanité, d’être sans cesse sans voix.

Puis il s’arrête. Le rythme se pose.

Kerouac.

Il me narre cette scène de Jack Kerouac lorsqu’il débarque dans les studios de Radio-Canada en 1967. Une journée froide de mars. La neige qui tombe rue Dorchester, dans l’ouest de la ville, une partie plus anglophone, ajoute-t-il — et sa description me frappe. Parce que le territoire est important. Toujours. Partout dans ses écrits. Jean-Marc Dalpé ancre les lieux. Les nomme comme si dire était peut-être en même temps faire un peu exister. Alors Kerouac, ce grand écrivain américain, né à Lowell, Massachusetts, de parents québécois, débarque dans le studio du Sel de la semaine avec Fernand Séguin. Une sorte de retour « chez lui ». Il traîne sans doute dans sa mallette tous ses livres en français. Puis plus il parle, plus il s’aperçoit qu’on semble rire de lui. Que le public se moque de ses mots. De son accent. De sa langue. Comme si ce n’était pas tout à fait une langue. Un sous-langage, peut-être. Un « vieux » français de fond de ruelle. « Imagine, là, on est pré-Belles-sœurs! » s’exclame Dalpé dans sa description. Puis l’œil de Kerouac. Les sourcils froncés. L’œil de Kerouac qui s’assombrit. Un brouillard de neige glaciale. « Tu as vu ce film d’Herménégilde Chiasson? Il y a ces archives-là, il faut le voir! », ajoute-t-il. Et dans cet œil de Kerouac, plus que du dépit.

Un Kerouac détruit à qui on dit qu’il ne parle même pas sa propre langue.

Dans sa tête — à Jean-Marc Dalpé — (et dans la mienne aussi maintenant), Kerouac est sorti de l’ancien Radio-Canada et a ensuite descendu la côte vers le sud de la ville. Le pas lourd. Laissant des empreintes tristes dans la tempête de neige sombre. Puis il s’est réfugié dans un bar de jazz. Avec de l’alcool. Beaucoup d’alcool.

Wow.

Peu m’importe mon carnet, mes questions, les dix livres sur la table, mon café pas bu, le processus d’écriture, l’Ontario français… Je suis en train d’écouter Jean-Marc Dalpé raconter une histoire. Je ne sais pas si c’est un film, une télésérie, des archives, une pièce de théâtre, un poème, un roman, un projet, une lubie, une traduction, une simple discussion… mais tout cela n’a aucune importance! Sa façon de raconter est si touchante que j’ai envie de pleurer pour Kerouac. De pleurer pour son français qu’on lui refuse. De pleurer ma langue moi aussi. Je ne suis plus au Dépanneur. Et ce n’est plus Jean-Marc Dalpé. Ce qu’il me raconte est plus grand que moi. Que nous. Que le Mile-End. C’est plus grand que Kerouac. Plus grand que le français, aussi. Comme la fois de Lucky Lady. C’est plus grand que le moment.

C’est l’histoire (universelle sans doute) d’un peuple à qui on dit qu’il n’a plus de langue.

Et ça me fait mal.

Je suis sortie du Dépanneur en me promettant de relire Kerouac et d’écouter le film d’Herménégilde Chiasson.

J’ai embarqué à nouveau sur mon vélo pour rentrer chez moi. En pédalant, j’ai été une fois de plus envahie par ce désir d’être un peu Jean-Marc Dalpé. De parler de Kerouac comme lui, d’écrire les mots comme lui, de devenir traductrice comme lui, de raconter la beauté et la souffrance comme lui.

Je crois avoir au moins compris pourquoi j’ai si souvent souhaité être Réjean Ducharme, Piero Ciampoli, Emma Haché, Megan Rapinoe… ou Jean-Marc Dalpé : le talent. Quand on croise le talent (et la passion en même temps), on a follement envie d’embarquer nous aussi. De se fondre, se greffer.

D’être un tout petit peu quelque chose comme une tique.

Annie-Claude Thériault
Quand elle n’écrit pas des romans ou des nouvelles, Annie-Claude Thériault enseigne la philosophie. Elle a remporté le Prix de la nouvelle Radio-Canada en 2015 et son premier roman, Quelque chose comme une odeur de printemps (Éditions David) s’est vu décerner le Prix des lecteurs Radio-Canada en 2012. Son deuxième roman, Les filles de l’Allemand (Marchand de feuilles), a quant à lui été lauréat du prix littéraire Antonine- Maillet Acadie-Vie en 2017. Cet automne, l’auteure revient avec Les Foley (Marchand de feuilles), un roman dans lequel elle dresse le portrait de cinq femmes, des descendantes d’Eveline Foley, qui tentent de vivre, d’aimer, d’être elles-mêmes, de trouver leur place, d’exister tout simplement. Malgré les drames qui jalonnent leur vie, elles résistent et embrassent plutôt les beautés de la vie. Annie-Claude Thériault y sonde l’appartenance, la filiation et l’héritage. Des thèmes qui résonnent aussi dans l’œuvre de Jean-Marc Dalpé, un auteur qu’elle admire. [AM]

Photo Jean-Marc Dalpé : © Rachelle Bergeron
Les autres photos : © Annie-Claude Thériault
Photo d’Annie-Claude Thériault : © Justine Latour

Publicité