Avec une sauvagerie qu’on accole peu souvent à la maternité, Anne-Marie Desmeules signe un ouvrage qui s’agite longtemps en nous, qui en choquera peut-être plus d’un. Car dans ce récit poétique — loin d’être hermétique —, il y a de la violence, dans le ton comme dans les actes. Mais cette sourde lourdeur qui pèse sur une mère qui décrit la relation avec son fils comme « un engrenage de nœuds, de silencieuses impossibilités » est également traversée de mots qui scintillent parmi la noirceur de ce texte. Des mots qui rappellent que les journées finissent, que la voix d’un enfant émerveille. Un prix du Gouverneur général hautement mérité pour cette poète qui transgresse enfin les silences, à grand bruit.

Votre recueil propose une mise en scène impeccable de la relation amour-haine que peut ressentir une mère pour son enfant. On a l’impression que la narratrice est prise au piège par le petit bout d’enfant qui ne fait qu’exister autour d’elle. Selon vous, faut-il être une mère pour comprendre la violence — autant envers la narratrice elle-même qu’envers son enfant — que vous mettez en scène?
Pas du tout. Tout le monde a été enfant. Presque tout le monde a eu une mère. Avoir une mère, c’est aussi ressentir sa détresse d’être seule au monde avec un être dont elle doit prendre soin et qui envahit la solitude, irréversiblement. Je crois que tout le monde a subi, ne serait-ce qu’une fois, cette violence — qu’on qualifie par ailleurs d’ordinaire. Je crois que si les mères (et les pères) transmettent cette violence, c’est qu’elles l’ont intégrée depuis l’enfance. En elles, il y a la souffrance de n’avoir pas été aimées correctement, et c’est ce qui rend l’amour maternel parfois si ardu.

Parler du côté sombre de la maternité, de ce qu’il y a d’aliénant là-dedans, écrire, par exemple, que les rires d’un enfant peuvent être « infectieux », va à contre-courant du discours ambiant. Pourquoi avoir choisi ce sujet? Pour se libérer d’émotions trop fortes, pour les partager avec autrui, pour explorer, tout simplement, une noirceur habituellement tue?
J’ai plus ou moins choisi ce sujet. Il s’est imposé à moi, comme l’enfant à la mère du recueil. Si j’ai donné libre champ à cette parole de l’inavouable, c’est parce que ça m’était nécessaire. Plus j’écrivais, plus je sentais que je m’affranchissais d’un bagage générationnel énorme. Ma relation avec mes enfants s’est bonifiée à un point qui me donne, encore maintenant, envie de pleurer. J’ai fini par croire que d’autres personnes pourraient, en me lisant, se sentir moins seules. C’est pourquoi j’ai décidé de laisser aller ce livre, de ne pas cacher — encore — le drame qu’il contenait.

On a l’impression que le sujet de votre recueil n’est pas tant la maternité que l’incapacité humaine, notamment d’être ce que l’enfant a besoin qu’on soit. Où êtes-vous allée chercher ces mots, comment êtes-vous arrivée à les trouver, pour décrire des émotions toujours tapies dans le silence?
Par un très long processus d’introspection, j’ai pris conscience du fait que mes parents, aimants mais évidemment imparfaits, avaient fait ce qu’ils avaient pu et que c’était là le lot de tous les parents. J’ai en même temps réalisé que ce mieux possible était parfois insuffisant pour donner à un humain la capacité de « bien aimer » les autres et, plus particulièrement, ses propres enfants. C’est à travers l’exploration sincère et sans fard de ce que j’appelle les tares de la transmission que j’ai pu entrer en contact avec toute la laideur, la fragilité et la clarté contenues dans ce recueil.

Photo : © Michel Paquet

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