Gérard Klein: Défenseur des étoiles

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Fondateur en 1969 de la collection Ailleurs et demain aux Éditions Robert Laffont et de celle consacrée à la science-fiction (S.F.) au Livre de poche, Gérard Klein est sans contredit l'un des plus grands observateurs du genre. Lui-même auteur (Les Seigneurs de la guerre, Le Temps n'a pas d'odeur, Gambit des étoiles, tous réédités au Livre de poche), Klein aura été responsable de la publication en français de monuments de la S.F. comme Ubik de Philip K. Dick, Dune de Frank Herbert ou Hypérion de Dan Simmons. Peu de gens sont donc aussi bien placés pour jeter un regard (très) critique sur la santé de la science-fiction et, du coup, des littératures de l'imaginaire, un terme qui, d'ailleurs, ne lui dit rien qui vaille. Rencontre avec un érudit qui ne mâche pas ses mots et que le site Le Cafard cosmique décrit, non sans une certaine malice, comme un «dinosaure de l'histoire de la S.F. française» et qui précise: «il a du dinosaure, il faut le savoir, à la fois l'impressionnant charisme et le sourcilleux caractère.»

Quel bilan de santé faites-vous de la science-fiction en 2006-2007?
En ce qui concerne mes deux collections, les ventes de 2006 ont reproduit à peu près exactement celles de 2005 avec des programmes équivalents. Donc, c’est stable. Le problème général est celui d’une surproduction manifeste tant en science-fiction qu’en fantasy, et plus particulièrement encore dans ce dernier domaine. Les titres réputés difficiles en souffrent, ainsi que les petits éditeurs. Si bien qu’on a assisté à plusieurs disparitions.

Justement, ce sont souvent les petits éditeurs qui portent le flambeau. Il est ironique de penser que ce sont eux qui doivent plier devant la surproduction.
De petits éditeurs ont publié des choses intéressantes, mais je ne vois pas, au moins en S.F., en quoi ils porteraient le flambeau. Ils contribuent aussi largement à la surproduction. Je publie à Ailleurs et demain cinq à six titres par an, sans compter les rééditions. La plupart des petits éditeurs en publient chacun autant, voire plus. Et comme ils sont dix ou vingt, faites vous-même le calcul. Leurs traductions sont souvent bâclées, parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer décemment leurs traducteurs. Certains sont remarquables, assurément, de ténacité et de goût, mais leur importance me semble demeurer marginale à tous points de vue.

Quelle place occupe aujourd’hui la science-fiction au sein de la grande famille des littératures de l’imaginaire? Est-ce qu’elle vit encore de sa gloire acquise au courant des décennies 60-70, ou parvient-elle à se renouveler?
La science-fiction poursuit son chemin. Elle est indéniablement concurrencée auprès des plus jeunes par la fantasy. Il y a une certaine confusion des genres contre laquelle je m’élève souvent, sans être puriste pour autant. Non, Le Seigneur des anneaux ou Harry Potter ne relèvent pas de la science-fiction.

Mais de telles lectures ne peuvent-elle pas mener vers la découverte de cycles de science-fiction plus importants?
Les lecteurs de science-fiction et ceux de fantasy sont différents les uns des autres à 99%. Ceux de S.F. sont plus âgés, plus diplômés, généralement de formation ou de culture scientifique ou technique et masculins à plus de 90%. Ceux de fantasy sont plus jeunes, moins diplômés et sans doute moins cultivés, ne serait-ce que du fait de l’âge, et féminins à 60%. La presque totalité des lecteurs de S.F. détestent la fantasy et la presque totalité des lecteurs de fantasy évitent la science-fiction, qu’ils trouvent trop difficile. Donc, il n’y a pas ou très peu de passages d’un genre à l’autre. La même dichotomie existait autrefois entre les lecteurs de science-fiction et ceux de fantastique, et elle apparaissait régulièrement dans les lettres de lecteurs de Fiction. Il ne faut pas tout mélanger. Les littératures de l’imaginaire n’existent pas en tant que famille ou qu’ensemble, si peu cohérent que ce soit, ni par leurs contenus, ni par leurs histoires et traditions, ni par leurs lecteurs à une poignée près, et encore.

Que faut-il répondre aux gens qui continuent à colporter la rumeur selon laquelle la science-fiction est mal écrite?
Qu’ils en lisent, de préférence de la bonne science-fiction francophone ou de bonnes traductions. Les traductions bâclées ont fait beaucoup de tort, et pas seulement dans ce domaine, mais bien partout. Au demeurant, j’aimerais qu’on me dise ce que c’est que bien (ou mal) écrire. J’attends la réponse depuis un demi-siècle. En dehors de manquements flagrants et involontaires au bon usage grammatical et syntaxique, je ne sais pas ce que c’est que mal écrire.

Y a-t-il un endroit dans le monde où les littératures de l’imaginaire sont en forte croissance ou est-ce que nous serons encore longtemps dominés par une production essentiellement américaine?
La production n’est pas essentiellement américaine, mais anglo-saxonne. Je publie aujourd’hui plus d’Anglais et d’Australiens que d’États-uniens. La science-fiction britannique, au sens large, est probablement le champ où il se produit le plus de choses nouvelles et passionnantes. Le domaine français connaît depuis des années une très nette renaissance. Ailleurs, vous pardonnerez mon incompétence, mais je crois les développements limités. En Italie, il y a des auteurs et peut-être de nouveau en Allemagne. Mais une pincée.

La fidélité des lecteurs est aussi une des caractéristiques des littératures de l’imaginaire. Mais est-elle aussi forte, voire plus forte aujourd’hui, selon vous?
Elle a changé sur un demi-siècle. Dans les années 50, il y avait peut-être en France 10 000 à 20 000 amateurs de fantastique et de science-fiction, pas plus. Mais ils achetaient pratiquement tout ce qui paraissait. Aujourd’hui, il y a au moins entre un million et trois millions de lecteurs occasionnels de science-fiction, et sans doute bien plus encore si l’on considère l’ensemble, à dire vrai fort peu homogène, des littératures de l’imaginaire (Y mettez-vous le roman sentimental et le roman pornographique?). Mais ces lecteurs sont beaucoup plus volages. Il subsiste un noyau dur d’amateurs dont la taille n’a probablement pas beaucoup changé.

Que pensez-vous du mot «paralittérature»?
Je le hais. Il n’a aucun sens et correspond simplement à une trouvaille d’universitaires dans les années 1970 pour introduire dans leurs travaux et colloques les «autres» littératures. C’est un euphémisme et comme tous les euphémismes, il en dit plus sur celui qui le pratique que sur l’objet qu’il est supposé désigner. Personne n’a du reste jamais pu lui donner un contenu conceptuel un tant soit peu consistant. Je n’aime pas non plus le terme de «littérature populaire», sauf quand il est utilisé à bon escient, par exemple dans la revue Le Rocambole.

Beaucoup d’éditeurs, au nom d’un engouement pour l’imaginaire, publient à peu près n’importe quoi pourvu qu’il y ait un peu de magie ou des univers merveilleux. Serons-nous contraints de supporter cette tendance longtemps, selon vous?
Comme vous l’avez déjà compris, le terme de littératures de l’imaginaire ne signifie rien pour moi, sinon un fourre-tout digne d’un vide-grenier. La réalité est darwinienne. Comme cela a déjà été dit, ce qui ne marche pas disparaîtra à plus ou moins long terme. Cela dit, ce n’est pas toujours le meilleur qui marche. Voyez l’incompréhensible succès des ouvrages pis que médiocres de Bernard Werber. Ou de Dan Brown, un cran au dessus.

Est-il encore nécessaire de catégoriser et de sous-catégoriser les littératures de l’imaginaire ou est-ce que la S.F. (et ses genres cousins) ne se retrouve pas un peu partout, comme dans ce qu’on nomme les «transfictions»?
La science-fiction est la science-fiction. Elle n’a rien à voir avec les histoires de vampires, de princesses menacées par des dragons et autres fariboles. Quant aux «transfictions», je n’y crois pas plus que je n’ai cru longtemps à l’étiquette «Nouveau Roman», par exemple. Une poignée de gens trouvent le terme plus acceptable que celui de «science-fiction» et peut-être écrivent-ils effectivement autre chose, ce qui est tout à fait respectable. Mais un Dino Buzzati,un Italo Calvino, un Umberto Eco (tiens, tous des Italiens) n’ont pas cru nécessaire d’inventer un terme pour singulariser ce qu’ils écrivaient. Lorsque des auteurs ou supposés tels s’inventent une désignation plus ou moins collective, il y a de l’école dans l’air, et je n’aime pas trop ça. Ça sent le marketing, même distingué. Vous savez, les Nouveaux… (complétez par ce qu’il vous plaira.)

Mais il est indéniable qu’il y a une influence notoire et plusieurs transgressions des codes qui contraignent à l’adoption du terme, à défaut d’autre chose. Il faut, selon certains, bien baliser les littératures pour mieux cerner le réseau d’influences à l’œuvre entre elles. Certes, le marketing y est pour quelque chose, mais qu’en est-il de Michel Houellebecq, de Maurice G. Dantec ou, plus récemment, de William Gibson et de son Identification des schémas?
Toute littérature digne de ce nom transgresse des codes, y compris en science-fiction. Cela dit, il y a des genres qui ont des histoires bien particulières et qui répondent à des goûts bien définis. Autant je ne m’amuse pas à coller les livres dans telle ou telle case pour le principe, autant distinguer, c’est commencer à penser. Chacun logera Houellebecq, Dantec et Gibson où il voudra. Ce qui est certain, c’est qu’ils sont tous les trois grands lecteurs de science-fiction et admettent avoir été influencés, pour le moins, par elle. Le terme de «transfiction» me paraît flou et vide de contenu conceptuel. Il ne décrit rien de nouveau et il disparaîtra avant fort peu de temps, croyez moi. C’est une invention d’éditeurs et d’auteurs marginaux en mal de notoriété à l’intention des journalistes gobe-mouches comme il y en a beaucoup, au même titre que le soi-disant Nouveau Space Opera largement constitué à partir de romans que j’ai refusés. Lisez ma préface au Codex du Sinaï et aux autres volumes du même cycle d’Edward Whittemore, et par la même occasion, lisez ces romans. Ils en valent la peine. Et voyez s’il est besoin de parler de «transfiction», mot qui au demeurant sonne mal et semble assez ridicule quand on y réfléchit.

En tant que directeur d’une des plus prestigieuses collections de science-fiction aujourd’hui, qu’est-ce qui nourrit votre passion et vous pousse à poursuivre votre quête de nouveautés?
La force de l’habitude.

Qui sont aujourd’hui, selon vous, les écrivains dont on se souviendra dans les prochaines générations?
Iain M. Banks, Greg Egan sans doute, peut-être Kim Stanley Robinson, Neal Stephenson, Dan Simmons, pour certaines de leur œuvres au moins. Et tant d’autres.

Quels sont vos classiques? En S.F.?
Tout ce que j’ai publié, notamment au Livre de Poche. Plus bien d’autres.

Est-ce que vous choisissez vos lectures dans le terreau des littératures de l’imaginaire? Si non, quels sont les auteurs qui vous plaisent?
Je lis un peu de tout. Assez peu de romans contemporains français, qui m’ennuient généralement (on verra pour Céline Minard, que je n’ai pas encore lue). Beaucoup d’essais, surtout scientifiques. Le Traité de Physique et de Philosophie de Bernard d’Espagnat, que j’ai découvert récemment grâce à un ami physicien, est une merveille.

Quel auteur de S.F. auriez-vous aimé faire découvrir au lectorat francophone?
Je n’ai pas beaucoup de regrets, compte tenu de ce que j’ai publié. Ballard, certainement, K.S. Robinson peut-être.

Selon vous, comment se porteront la science-fiction et les littératures de l’imaginaire dans une cinquantaine d’années?
Les littératures de l’imaginaire, je n’en sais strictement rien. J’espère bien que la fantasy aura disparu par pure lassitude de lecteurs relisant pour la millionième fois la même histoire de royaumes en péril, quoique le goût des enfants un rien demeurés pour la répétition sans fin est bien connu. Pour la science-fiction, je pense qu’elle perdurera, au moins pour une importante poignée d’amateurs exigeants. C’est une espèce littéraire relativement jeune, deux cents ans tout au plus, mais remarquablement résistante. C’est aussi une littérature de l’intelligence. Évidemment, si la civilisation technologique disparaissait et si les connaissances technoscientifiques étaient oubliées à la suite d’un cataclysme climatique, elle relèverait de la nostalgie d’un temps où il y avait un avenir, incertain certes, dangereux peut-être, mais ô combien passionnant. Nous n’en sommes pas là.

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