Alec Covin : L’ombre des loups

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Après Jean-Christophe Grangé et Maxime Chattam, un nouvel auteur français sème la terreur «à l'américaine». Né en 1970, Alec Covin a, de son propre aveu, «[…] une culture suffisamment complète, sinon variée, pour avoir toujours une ou deux sottises à dire à table». On ne s'en plaindra pas. Cette érudition relevée d'humour noir s'ajoute à un sens du suspense peu commun dans Les Loups de Fenryder, premier tome d'une trilogie en cours d'écriture. Stanley Holder est un écrivain à la réputation établie. À la sortie de son dernier roman, il n'accorde qu'une seule entrevue. Une de trop. Les secrets qu'il livre provoquent indirectement la mort de sa propre fille et le calvaire d'une famille, les Baldwin. Les Loups du général Fenryder sont en chasse…

Stanley devient écrivain à cause de la peur que lui inspire une histoire de sa grand-mère, Rose. Il cesse de l’être lorsqu’il en dévoile le contenu, un massacre mystérieux qui s’est déroulé en 1933. Rose lui avait en outre défendu de devenir «l’un de ces vauriens d’écrivaillons». Pourquoi cet interdit ?

J’ai introduit ce prologue parce que je voulais qu’il y ait un schéma de conte dans le roman. Dans un conte, il y a toujours un tabou. C’est parce que Stanley transgresse ce tabou que les Loups se réveillent. Rose a cessé de vivre parce qu’elle a eu peur : Stanley écrit des histoires de peur et en vit bien jusqu’à ce qu’il révèle le secret. Un bon écrivain de fantastique ne se contente pas de prendre les contes au sérieux : il les prend au tragique. Il doit replonger son lecteur dans la forêt de son enfance. C’est là qu’il retrouve cette vieille connaissance, le loup.

Le fondateur de la société secrète est un ancien général sudiste, Fenryder. D’où vient ce nom, et pourquoi la guerre de Sécession ?

L’un de mes thèmes favoris, avec la peur, c’est celui de la puissance. Je ne pouvais me tourner que vers les États-Unis, la seule grande puissance au monde. La guerre de Sécession est une période pas très connue en Europe. En raison des camps qui s’y opposent, je voulais mettre en rapport cette période avec le mythe scandinave du Ragna Rok1, le « crépuscule des puissances », qui se déclenche quand le loup Fenrir se libère. Avec lui se déchaînent les forces du chaos. C’est la fin du monde telle que la mythologie scandinave pouvait la concevoir. Les Loups de Fenryder est une transposition partielle de ce mythe. Contrairement à American Gods2 de Nail Gaiman, où le lecteur doit posséder une certaine culture mythologique pour comprendre les subtilités du livre, j’ai voulu que ça reste discret. Fenryder est nommé ainsi pour Fenrir, l’écrivain Stanley Holder renvoie au dieu Hod. C’est un dieu aveugle, qui est cause de la mort du dieu Balder… la famille Baldwin. Vous voyez ?

Le Da Vinci Code, écrit par un Américain, évoque certaines sociétés secrètes européennes. L’intrigue de fond de votre roman repose sur un cercle occulte américain. Se renvoie-t-on la balle ?

La différence avec Dan Brown, c’est que je crois qu’il s’intéresse aux sociétés secrètes quand elles sont religieuses. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la dimension politique. La société secrète de Fenryder, sauf quelques citations de la Bible par-ci par-là, n’a rien de religieux. J’aime penser la société de Fenryder comme l’expression d’une pulsion de mort de l’Occident. C’est un mélange de Ku Klux Klan, pour le politique, d’Al-Qaida, pour le terrorisme, et de Golden Dawn3 pour la magie. Mon roman fait l’histoire de l’un des Loups, Charlie McNeice. Fenryder est plutôt une espèce de drapeau idéologique : c’est le grand absent. Je le ferai intervenir dans mon deuxième roman, mais dans le premier, il plane comme une ombre gigantesque.

De la même façon, les Loups de Fenryder renvoient à leurs victimes leurs propres peurs, comme une ombre projetée.

Effectivement. Je crois d’ailleurs que ça rejoint les deux dimensions oniriques à l’œuvre dans ce roman. D’abord, c’est le principe même du fantastique, cette capacité à cristalliser les peurs humaines. Les Loups de Fenryder ne font pas autre chose que l’écrivain pour ses lecteurs. L’autre dimension, c’est le rêve américain. Qu’il s’agisse de Johnny Baldwin, l’acteur qui a quitté Hollywood pour la Louisiane, ou de l’écrivain Stanley Holder, le rêve américain tourne chaque fois au cauchemar. J’ai joué de façon ironique avec ce côté-là. Le bal de 1933, qui est à l’origine de l’histoire, est un événement mondain réussi… jusqu’à ce qu’il y ait le massacre.

Vous déplacez certaines figures propres au roman comme au cinéma. Je pense à Jaws, à Freddy Krueger, tout comme à H. P. Lovecraft.

Je reprends certains schémas classiques tout en jouant avec eux. Mon requin, il apparaît dans une piscine ! Dans la scène de l’auto-stoppeuse, les rats ne surgissent pas d’une cave obscure comme on pourrait s’y attendre4. C’est mon côté hitchcockien. Vous vous rappelez cette scène de La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959) ? Cary Grant attend un personnage en rase campagne et il se fait attaquer en plein jour par un avion. Le spectateur s’attendrait plutôt à ce que ça se passe dans une ville, de nuit, et que l’attaque vienne de la route. Peu de gens ont remarqué que la scène principale a lieu dans un « Bed and Breakfast ». J’y mets une famille d’Américains qui ont pour clients un vieux couple d’Allemands et une famille de Français, qui ne sont pas atteints par les événements fantastiques. Je voulais montrer, un peu ironiquement, ce qu’est un Américain aujourd’hui. C’est celui qui déguste, contrairement à l’Européen, qui visite maintenant l’Histoire en touriste. Enfin, le pistolet de Stanley Holder est un Sig Sauer à sept coups, non un revolver classique à six coups. Cette septième balle, c’est un peu la définition de mon fantastique.

1 Tiré de l’Edda, la grande fresque mythologique scandinave. Alec Covin fait allusion à la version composée par le poète et chef politique islandais Snorri Sturluson (1179-1241) : L’Edda. Récits de mythologie nordique, Gallimard, coll. L’Aube des peuples, 240 p., 32,95 $.

2 2001 ; en français : J’ai Lu, coll. Fantastique, 604 p., 16,95 $

3 Fondée dans les années 1880, la Golden Dawn est une société initiatique britannique qui ajoutait aux tables tournantes bien en vogue à l’époque divers éléments de magie rituelle.

4 Allusion à la nouvelle «The Rats in the Wall» de Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), parue dans le magazine Weird Tales de mars 1924. On en retrouve une version française, «Les Rats sous les murs», dans Par-delà le mur du sommeil, H.P. Lovecraft, Folio, coll. SF,
333 p., 12,50 $

Bibliographie :
Les Loups de Fenryder, Plon, 435 p., 39,95 $

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