Ying Chen : Un brin de sagesse

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Il y avait d’abord eu La mémoire de l’eau en 1992 et ces incontournables Lettres chinoises, un an plus tard. Puis, au fil des ans, de L’ingratitude, véritable coup de cœur des libraires, à Un enfant à ma porte, Ying Chen a su séduire les lecteurs québécois. Le charme se poursuit avec ce neuvième roman, Espèces, autre tour de force de l’auteure d’origine chinoise. Encore une fois, Chen s’aventure dans le quotidien d’une femme anonyme et de son époux, A., un autre détour dans ce que l’humain a de plus sombre. Au final, Chen propose un constat amer, pessimiste. Une véritable charge contre les valeurs modernes, contre l’individualisme triomphant et contre l’inhumaine humanité.

Dans un espace-temps toujours aussi flou, la femme sans nom — « ce n’est pas une femme, soutient Ying Chen, c’est plutôt un fantôme » — revient, se vautre dans son marasme habituel. Encore le doute, les questionnements. Et puis, d’un coup, le changement, la révélation. Elle se métamorphose en chat. Son absence ne cause pas de réaction dans son entourage. À peine un haussement d’épaule, une enquête policière se met en branle, sans insistance. Pour la femme-chat, tout change : elle apprivoise lentement son nouveau corps et constate d’importantes différences dans ses rapports avec les autres. Elle observe, méditative. Elle jette un regard nouveau sur son environnement, sur ces hommes qui vivent avec un tel sentiment de supériorité.

Ying Chen montre la simplicité de la vie des chats, un contraste frappant avec le quotidien des humains. « Par là, je voulais parler de la condition humaine. Pourquoi est-ce plus facile aujourd’hui d’être un chat qu’être humain? » La question se pose. Surtout qu’avec cette allure féline, la femme reçoit quantité de bons soins. On lui tend de la nourriture, la câline sans cesse, lui sourit. Tout le contraire de sa réalité de femme, où on la jugeait, la méprisait. Pas surprenant, selon Ying Chen. « Les individus sont maintenant plus enclins à tendre la main à un chat qu’à un semblable. C’est le monde à l’envers. » La femme anonyme en viendra à atteindre une surprenante sérénité. « Elle n’a jamais été aussi bien, admet l’auteure. La vie est tellement plus simple sans langage. »

Pessimiste et cynique, Ying Chen? « Pas du tout, se défend-elle. En fait, je suis théoriquement pessimiste. Pratiquement, il faut continuer, je continue, l’humanité continue. On ne peut pas tout lâcher. On ne peut pas être pessimiste dans l’action. »

Élégante, sobre et efficace, l’écriture de Ying Chen captive toujours autant. Elle maîtrise parfaitement ce français appris en Chine, alors qu’elle était encore étudiante. Aujourd’hui installée à Vancouver, après un intervalle à Magog, Ying Chen baigne toujours dans un univers francophone, grâce à ses enfants et à ses bouquins. « Tant qu’il y a des livres, je suis bien », ricane celle qui a récemment traduit L’ingratitude et Le champ dans la mer dans sa langue maternelle.

À l’aube de la cinquantaine et après vingt ans d’écriture, Ying Chen est à l’heure des bilans. « Ce qui a évolué, c’est que j’ai moins de force en vieillissant. J’ai moins de temps pour écrire, moins d’énergie, moins de concentration. Je suis plus prudente qu’avant. J’essaie de ne pas être trop sage, comme tous les vieillards. Mais je suis quand même plus sage qu’avant. J’ai un peu plus de lucidité. Un peu plus de sérénité, aussi. » Chose certaine, les lecteurs resteront fidèle à cette fragile artiste. Elle travaille d’ailleurs à un nouveau roman avec les mêmes protagonistes, ainsi qu’à une nouvelle série. Comme tous les Ying Chen, on les attend avec impatience.

Bibliographie :
Espèces, Boréal, 216 p. | 22,50$

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