Ying Chen : Éternelle mortalité

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Née à Shangaï en 1961, débarquée au Québec en 1989 et sitôt inscrite en création littéraire à McGill, Ying Chen écrit depuis directement en français. D'une aérienne étrangeté, Le Champ dans la mer, son cinquième roman, voit sa narratrice délestée de son enveloppe charnelle et accomplir un voyage dans les spirales du temps avec, comme seul bagage, sa mémoire tourmentée.

Dans Immobile, le précédent roman de Ying Chen, l’héroïne était hantée par le souvenir d’une existence antérieure où elle aurait été, dans un château sis quelque part dans les temps anciens, une superbe cantatrice mariée à un prince en exil et amante de S…, son serviteur à l’oreille coupée dont elle précipite la mort. Ressuscitée dans Le Champ dans la mer, toujours mariée à l’archéologue nommé A…, qui croit l’histoire immuable et comprend peu de choses à ces résurgences immémoriales, la voilà réfugiée dans une auberge sur une plage quelconque, épiant les jeux des enfants. Immobile devant l’onde, fouettée par les souvenirs tels les vents agitant cette mer qui parfois se dore de la couleur du maïs, la narratrice se remémore une campagne où, fille adorée d’un père maçon, elle courait dans les champs de maïs avec V…, son premier (et dernier) amour.  » La mer et le champ n’ont qu’une fonction de décor dans le livre. Je suis née pas loin de la mer, naturellement je suis obsédée par elle. Et j’ai découvert le champ de maïs dans une campagne québécoise, pour la première fois de ma vie. Je voulais discrètement rendre hommage à ces deux lieux qui me sont chers. « 

L’évocation paradisiaque prend abruptement fin avec la chute mortelle, du toit de la maison des parents de V…, de ce père perçu par les villageois comme un étranger menaçant leur culture ancestrale. Dès lors, entre la paranoïa de sa mère et ce coffre contenant  » le sang de [son] père et les cendres de [son] enfance  » – morbide appui à son corps qui est déjà une carcasse embaumant la poussière de cercueil – les jours de l’enfant sont comptés. Incessamment, la terre l’engloutira ; une tuile tombera de ce même toit et défoncera son frêle crâne.  » Éternellement morte « , la narratrice, trépassée trop jeune, voit son amour pour V… avorté et ne peut alors, devant cet océan, à notre époque, qu’assister à l’inéluctable renaissance de ce corps impuissant.

Transcender la pureté

Depuis La Mémoire de l’eau, son premier roman paru en 1992, l’œuvre de Yin Cheng voit la matérialité de ses personnages s’effriter, ses repères spatio-temporels se raréfier et ses espaces-temps se multiplier. Quoique finement maîtrisée, une telle démarche d’épuration laisse coi car elle ne va pas sans déstabiliser le lecteur familier des descriptions touffues et d’une histoire géographiquement et historiquement définie :  » Il est vrai que dans mes récents livres les repères spatio-temporels sont très flous, voire absents. On ne peut plus, en les lisant, espérer obtenir des renseignements bruts sur la Chine, sur le Québec ou sur l’immigration. Nous vivons dans une époque extrêmement bruyante et sommes déjà inondés par les informations et les témoignages de toutes sortes. Il ne me semble vraiment pas nécessaire de participer, moi aussi, à ce brouhaha. Je souhaite y contribuer autrement. « 

Cet apport aux belles lettres se traduit par une écriture d’une étincelante sobriété. Cultivant la simplicité au détriment de la phrase alambiquée – son professeur de français du niveau primaire lui ayant expliqué que beauté n’égalait pas complexité -, la prose de Ying Chen, dense et éthérée, ne tolère donc aucun excès de mots, facilitant ainsi le transport d’affects à l’état brut, tel le fluide véhicule d’une intrigue parcourue de méandres déroutants.  » Après environ dix ans de pratique d’écriture, je souhaite retrouver l’état primitif dans lequel j’ai découvert la littérature. Je n’ai aimé la littérature que dans le calme et dans la solitude. Et du coup, je crois que j’ai enfin trouvé un style qui me convient : peu descriptif, dépouillé à l’extrême, avec une intensité intérieure. J’espère que cela se rapproche de la poésie et du théâtre. J’aime énormément la poésie et le théâtre, plus que le roman je crois, mais je pense que le roman me permet de réunir les qualités de ces deux genres avec profondeur et étendue.  » Et comme Flaubert déclamant sa prose du haut d’un escalier, la romancière est sensible à la musique des mots.  » Je me préoccupe beaucoup du rythme, de la musicalité du texte. Je voudrais que chaque phrase, sinon chaque mot, ait un sens double ou ambigu, tout en étant clair et direct. Car c’est ainsi que je perçois la réalité. Je parle ici d’un idéal littéraire que je suis encore loin d’atteindre. [Mais] comme il n’y a plus de références géographiques à donner, en écrivant, mon esprit se sent libre de circuler dans l’espace et dans le temps. « 

Revivre la même histoire par le truchement de cette femme assaillie par le souvenir de vies antérieures permet une libre exploration du temps et de l’antique mémoire individuelle et universelle :  » Lorsqu’on dit  » mémoire « , on se repose sur une conception linéaire du temps, on est sûr de ce que sont le passé, le présent et le futur. Mais si on se laisse s’égarer juste un peu de cette ligne temporelle, on s’aperçoit que la mémoire n’a peut-être pas autant d’importance qu’on croyait. Ce qui s’est passé autrefois se déroule à l’instant même sous nos yeux. Ce qui nous arrive aujourd’hui, nous le trouverons presque à coup sûr dans l’histoire. On dit toujours que la connaissance du passé nous aide à voir le présent ou le futur. Je dirais que l’inverse est aussi vrai, le présent nous parle du passé et du futur. Quand on connaît le présent, ce dont tout le monde est capable, on connaît tout. Tout est déjà devant nous, seulement nous ne voulons pas le croire. « 

De la jeune Lei-Fei aux pieds bandés de La Mémoire de l’eau à Sassa, la fiancée des Lettres chinoises en passant par la narratrice de L’Ingratitude, morte pour punir sa mère, les figures féminines luttent contre l’héritage d’un passé qui les poursuit dans le présent.  » Pour moi, en tant qu’écrivain, il n’est pas question de l’espoir ni du désespoir. Ces deux émotions étroitement liées à la conscience du temps doivent toucher mes personnages, douloureusement encadrés par le temps. Cette pensée s’applique aussi à la question spatiale, de façon plus évidente. La grand-mère, dans La Mémoire de l’eau, l’a bien résumé :  » L’odeur de l’eau est partout la même  » « .

Ainsi, la trame romanesque du Champ dans la mer laisse poindre une amplitude nouvelle :  » La mémoire n’est pas le thème de mes livres. Tout comme la mort n’en est pas un non plus. La mémoire, la mort, la renaissance, comme la mer, le champ et les maisons, ne sont que des décors et des repères dans une narration qui se veut un peu à l’écart des notions courantes du temps et de l’espace. Le vrai thème du Champ dans la mer est la disparition d’une civilisation dite de  » maïs « . C’est bien sûr très métaphorique. L’important, pour moi, n’est pas de relater une civilisation précise, mais de décrire ce processus vers le néant qui concerne toute civilisation, qui concerne chacun de nous, qui me paraît à la fois cosmique et humain. « 

Intemporelle et enchanteresse, l’œuvre de Ying Chen annihile lentement les traces superflues d’humanité. Et l’essence de l’homme, devant l’Éternel, n’en est que plus manifeste.

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