En 2010, Valérie Harvey fait son entrée sur la scène littéraire avec Passion Japon, un petit ouvrage carré à mi-chemin entre le documentaire et le récit de voyage. Sa curiosité piquée et son amour du Japon décuplé par ce premier périple, elle fait rapidement de ce pays et de sa culture le terreau fertile où cueillir ses idées et inspirations.

Notre entretien en visioconférence débute alors que sa fille, 6 ans et demi, est à ses côtés en train de travailler son japonais à l’écrit. Tous les samedis, la petite étudie au Centre japonais de Québec — où l’auteure a d’ailleurs enseigné —, étant ainsi l’une des uniques enfants « non japonaises » à y apprendre la langue. Toute jeune, elle épate en connaissant déjà ses hiragana et katakana. Entre deux réponses, la mère, en bonne pédagogue, lui explique d’enlever ici un espace, précisant que « le japonais, c’est tout collé ». Si la petite planche si fort sur ses devoirs, c’est qu’elle part dans quelques semaines pour s’établir, un an durant, au Japon avec son frère et ses parents.

Ainsi, Valérie Harvey a enseigné le Japonais au Québec. Avant d’en arriver là, elle a étudié au bac en littérature et a entrepris, en même temps, un certificat en langues modernes (passionnée, dites-vous?), apprenant ainsi l’espagnol, l’italien et l’allemand. Si peu de vocables de ces langues lui sont restés en mémoire, c’est qu’elle tombera finalement en amour ailleurs : « Quand je suis tombée sur le Japonais, la sonorité m’a plu. C’est niaiseux de même! » Pas si niaiseux, puisque Valérie Harvey est également chanteuse (on l’apprend dans Passion Japon) et que cette profusion de voyelles harmonieuses qui s’intégrait bien au chant lui rappelait les beautés de la langue de Molière. Le charme a donc opéré d’abord par la sonorité de la langue, puis par la culture du pays : « Je suis alors tombée dans les mangas [elle signera d’ailleurs l’article scientifique La représentation des valeurs japonaises dans le manga Naruto], les animes, les films de Miyazaki. J’ai découvert la philosophie japonaise de l’éphémère et ça m’a vraiment plu. J’ai aimé cette idée qu’il faut profiter du moment, car on ne sait pas ce qui se passera après. Mais à cette époque je ne savais pas encore à quel point une part de moi était en adéquation avec le Japon. »

Cette adéquation, loin d’être passagère, elle la trouvera au fil de ses voyages et rencontres, alors que son attachement pour ses amis japonais se fera de plus en plus fort : « Développer une relation de confiance avec les Japonais, c’est long, car, pour eux, lorsque tu offres une telle relation, c’est aussi une obligation d’entretenir ce lien. Mais “obligation” n’est pas le bon mot… En japonais, on dit plutôt amaé : cela t’oblige à une réciprocité, à te soucier de l’autre, à être présent. C’est ce souci-là que j’aime, que j’apprécie et que je comprends. Et c’est ça qui fait que, maintenant, je veux développer un meilleur japonais. Je veux exprimer avec nuances ce que j’ai à dire. Je veux ne pas blesser. Je veux comprendre leurs nuances. »

SOUS LE REGARD DE LA SOCIOLOGUE
Son second voyage au Japon, elle l’articule autour de sa thèse de maîtrise en sociologie concernant les raisons du faible taux de natalité et du vieillissement de la population. Ses conclusions prendront forme dans Le pari impossible des Japonaises (Septentrion), livre qui, pourtant paru en 2012, demeure d’une grande actualité. « J’aurais aimé que ce livre devienne obsolète, mais malheureusement l’extrême basse natalité est encore là, l’accès aux garderies est encore difficile », déplore la sociologue qu’on peut d’ailleurs voir intervenir régulièrement à Code Québec, à Télé-Québec.

Dans tous ses livres, il est impossible de ne pas remarquer ce penchant pour la sociologie par le biais du regard interrogateur que ses personnages posent sur leur société. Prenons l’exemple du roman pour adolescents L’Héritage du kami (Québec Amérique), qui met en scène une divinité japonaise : « À travers la figure du kami, je me suis rendu compte que lorsque tu mets un personnage qui a vécu mille ans, tu juges la société d’un point de vue beaucoup plus éloigné, beaucoup plus détaché. On peut alors aborder la cruauté, l’injustice. Pourquoi les humains ont-ils besoin de ça? Le kami ne se pose pas la question, mais regarde les humains qui ont toujours fait ainsi et se demande s’ils ne seraient pas en train d’avancer. » Ni bon, ni mauvais, le kami est un personnage très égocentrique. Mais comme l’explique Valérie Harvey, on ne peut lui en vouloir, car c’est dans sa nature. Au Japon, explicite-t-elle, les tragédies pullulent — tremblements de terre, tsunamis, etc. Mais nul ne se demande s’il l’a mérité, car les conséquences sont là, et il faut les accepter peu importe si elles ont un sens ou non : « Le Japon est très au courant de ça; nous, Occidentaux, un peu moins. On cherche une cause que les Japonais ne cherchent pas. Eux, quand arrive une tragédie naturelle, ils se disent : “Tout ce qu’on peut contrôler, c’est comment on va agir.” Ils ne cherchent pas de coupable, se mettent ensemble et passent au travers. En tant que société, c’est un beau message. Et le kami qui regarde tout ça est impressionné. » Elle rappelle l’exemple de Mikio, l’un de ses personnages principaux qui, malgré les lourds défis auxquels il se voit confronté, conserve sa bonne humeur et l’espoir : « Le kami est épaté par cette résilience-là : car dans un monde divisé, incertain, inquiétant, anxiogène, comment faire pour conserver ce désir d’avancer et de voir le beau pareil? »

D’autres sujets, très à propos en sociologie, tracent également les grandes lignes de ses romans. Dans Les fleurs du Nord (prix des Univers parallèles 2018), Valérie Harvey s’inspire de l’époque médiévale japonaise — et s’en écarte librement — et des paysages qu’elle a vus pour concocter une histoire fantastique située sur une île fictive et qui met en scène une intrigue à la fois militaire, amoureuse et magique qui se déroule sur plusieurs décennies; L’ombre du Shinobi se situe dix ans plus tard. « Dans le premier, on parle beaucoup de féminisme, de ce qu’est la force et de comment on vient bouleverser les normes. Dans L’ombre du Shinobi, c’est plus l’intimidation, l’ouverture à l’autre et comment il n’y a pas que le fait d’être homme et femme qui fait qu’on est différent, comment il peut y avoir plein d’autres facteurs de différence et de façons de les gérer. »

L’égalité des genres est, selon Valérie Harvey, encore timide dans la littérature japonaise. Le début des Fleurs du Nord a été traduit en japonais et si, pour les Québécois, ce sont les noms des personnages qui ont une sonorité exotique (Midoli, Aki, etc.), pour les Japonais, c’est plutôt la représentation des genres qui détonne : « Si tu lis un manga ou un récit au Japon, c’est encore très typé côté relations hommes-femmes. Il y a des exceptions, bien sûr, mais quand tu as par exemple des guerrières fortes, souvent, elles ne sont pas bonnes avec les enfants ou ne peuvent pas en avoir, ou elles ne se débrouillent pas en cuisine. Bref, ça commence à changer, mais c’est encore stéréotypé sur certaines choses. »

UN PONT ENTRE ICI ET LÀ-BAS
À la fin d’une année d’étude de japonais, au Japon, Valérie Harvey vit sa professeure lui remettre un livre de poésie pour enfants, signé par Misuzu Kaneko (1903-1930). Des poèmes vieux de cent ans, encore très populaires au Japon. « J’ai adoré les poèmes et j’ai trouvé qu’il y en avait plusieurs qui étaient actuels, qui portaient un beau message », explique l’auteure, justifiant son désir de les traduire en français. Elle pense alors à Rieko Koresawa, une artiste japonaise établie à Québec, pour en signer les illustrations. Ensemble, elles choisissent donc treize poèmes à traduire sur les centaines existant : ceux qui parlent de neige, bien entendu, mais aussi des baleines (soulignons que Valérie vient de Charlevoix, où la belle bleue est souvent de passage), ceux qui sont passés au rang de classique au Japon et ceux qui, artistiquement parlant, inspiraient Rieko Koresawa. En résulte Nous sommes tous différents et nous sommes tous beaux, aux éditions Québec Amérique, un ouvrage qui éclate de couleurs vives et d’illustrations près de l’enfance, et qui présente le texte en français, en écriture japonaise ainsi qu’en japonais phonétique (de quoi ravir les enfants, les curieux et les étudiants en langue!). « Ce n’est pas pour rien qu’on a choisi ce titre. On parle actuellement beaucoup de diversité, on vit avec des gens qui sont différents, mais — et c’est encore la sociologie qui revient — comment fait-on pour tous s’accepter? Misuzu Kaneko arrive à l’expliquer à travers ce poème éponyme, alors qu’elle montre qu’il y a des forces dans ce que l’un possède, des forces que l’autre n’a pas et n’aura peut-être jamais, puisqu’il est simplement différent. Et cela est correct ainsi. Je pense que les enfants sont capables de comprendre tout ça, peut-être même plus que les adultes. »

« L’histoire de Misuzu Kaneko est triste, mais sa poésie, elle, est lumineuse. Et c’est ce que je voulais mettre de l’avant. Peut-être qu’à travers la poésie elle trouvait quelque chose qu’elle ne voyait pas dans sa vie… », soutient Valérie Harvey, avant d’ajouter que, pour elle, c’était le rêve d’une vie que de rendre accessible les poèmes de cette grande poétesse au public francophone.

Photo : © Sunny Photographe

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