Thibault Gardereau : Souvenirs d’outre-tombe

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Qui aurait cru que les cadavres pouvaient se révéler d'agréable compagnie et, de surcroît, que sous les sombres mises des croque-morts, leurs toiletteurs devant l'Éternel, se terraient de joyeux drilles ? Qu'accueillant des squelettes pour leur dernier repos, les cimetières sont foulés par des fossoyeurs, gardiens, prêtres, pleureuses et bouquetières qui exsudent la joie de vivre ? Casser sa pipe n'est certes pas une partie de plaisir, sauf chez Thibault Gardereau. Savant et ludique, Le Livre d'un croque-mort s'avère une allégorie de la mort foisonnant de truculents jeux de mots, une plaisante promenade dans les cimetières parisiens doublée d'une rétrospective littéraire, musicale, cinématographique et picturale du siècle dernier.

Croque-monsieur

Rencontré lors de son passage au dernier Salon international du livre de Québec, Thibault Gardereau, — né à Cannes en 1975 et demeurant à Montréal — affichait une mine rieuse. Et pour cause : son Livre d’un croque-mort relate l’extraordinaire existence d’Adrien Stèle, né dans la Ville Lumière le vendredi 13 février 1913, venu par hasard au commerce des morts, « un drôle de gagne-pain ». À l’été 1930, déprimé par ses vaines recherches d’emploi, le jeune Adrien est affalé au comptoir d’un café devant un verre d’hydromel lorsqu’un hurluberlu lui tend sa carte d’affaires, une pinte de bière dans l’autre main. Voici Aristide de la Fosse, « croque-mort traditionnel pour célébrer les morts », qui l’initiera à l’art d’apprêter les dépouilles : « Vêtu d’une gabardine noire d’encre, dissimulant un costume anthracite, il était coiffé d’un haut-de-forme aux rebords minces et mats. Seule note colorée, discordante, un foulard violet encerclait son cou et tressautait à chacun de ses gloussements. Une cape complétait son costume d’escogriffe. Longiligne, plutôt maigre, le teint cireux, les yeux enjôleurs, les sourcils arqués, la bouche pincée, il m’inspirait confiance. » Du même coup, Adrien l’apprenti trouve un maître, un boulot d’avenir et un nouveau chez-soi.

« Le titre m’est venu alors que je réfléchissais au mot  » croque-mort « . J’ai créé ce personnage atypique avant de me souvenir d’une anecdote sur les cimetières, que m’avait racontée ma grand-mère — celle où un homme, qu’on croyait mort, se réveille dans une bière qui n’a pas encore été mise en terre. Le croque-mort, un personnage généralement peu employé en littérature, m’a semblé une idée originale. La forme des mémoires répond à mon désir d’écrire des chapitres anecdotiques racontant non seulement des étapes importantes de la vie d’Adrien, mais aussi des moments marquants de l’Histoire », d’expliquer Thibault Gardereau, grand amoureux des belles-lettres du XIXe siècle français — qui fut longtemps son siècle de lecture préféré. Truffé de références littéraires, Le Livre d’un croque-mort se veut d’ailleurs un hommage à tous les écrivains qui ont influencé Gardereau, des monumentaux Balzac et Hugo au très new-yorkais Auster en passant la gothique Anne Rice, dont la créature Lestat rappelle à Adrien ses « attirances d’enfance, quand les vampires étaient [ses] héros préférés ».

À mourir de rire

Excentrique, Adrien est un bon vivant que le côtoiement des macchabées n’attriste ement ; son métier marginal ne l’empêche pas de succomber aux joies de la bonne chère et de la chair fraîche, de siroter l’alcool frelaté du gardien du cimetière avec qui il s’amuse à jouer aux cartes la nuit et à épouvanter les profanateurs de tombes.

Au passage, Gardereau redonne ses lettres de noblesse à une funèbre profession. Ici, le croque-mort est bien nommé : il croque l’orteil des trépassés dont il est chargé. Mais quelle est donc cette étrange pratique ? « Adrien croque le gros orteil car il est relié au nerf sciatique. C’est une méthode atypique, certes, mais il y a longtemps, c’était la seule qui était employée, car elle permettait de vérifier le décès. Cette façon de faire a persisté jusqu’à la fin du XIXe siècle avant d’être éradiquée par les progrès de la médecine. Et comme Adrien assiste à différents types de cérémonies mortuaires au cours de ses vacances à l’étranger, j’ai aussi beaucoup lu sur les façons dont la mort est célébrée de par le monde. Je crois que la mort est encore le plus gros tabou de notre société. Je ne voulais surtout pas faire quelque chose de morbide ». À preuve, notre héros est un fétichiste du pied et de la chaussure ! « Adrien aime les pieds parce qu’il aime son métier. Plusieurs personnes sont obsédées par leur travail. C’est son cas. Au début de son apprentissage, Adrien n’appréciait pas beaucoup cette pratique, mais c’est lors de son voyage sur la Côte d’Azur que cette passion lui apparaît enfin clairement : côtoyer la mort lui donne l’impression de mieux apprécier la vie. » Suivi de Cligès, pleureuse qu’il aime éperdument, Hazel, gardien et fossoyeur du Montparnasse et Benoît La Poudrière, prêtre aux châtiments très modernes, Adrien Stèle, fin observateur du monde des vivants et des morts, guide le lecteur dans une iconoclaste visite des cimetières parisiens, épitaphes célèbres à l’appui.

Éloge à la vie et non panégyrique du macabre, Le Livre d’un croque-mort consacre le talent de son auteur, qui a manifestement trouvé chaussure à son pied après un premier roman publié en 2000 et quelque peu resté dans l’ombre, .net et sans bavures — une réécriture est d’ailleurs envisagée. En terminant, Thibault, l’étincelle dans l’œil, me souffle le secret de son prochain roman, dont le chantier est déjà fort avancé : « Les objets ! Mon héros sera un brocanteur totalement obsédé. » Sans pudeur, voilà une heureuse façon de prendre son pied !

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