Avec La terre qui paraît cet hiver, Sylvie Drapeau met le point final à sa première aventure littéraire entamée il y a huit ans, au cœur d’une tempête intérieure. L’actrice est alors devenue auteure. Une vraie. Comme quoi il faut parfois mourir un peu pour renaître autrement. Plus forte.

Il y a huit ans, la grande actrice s’est arrêtée de jouer, épuisée. « Juste avant d’entrer en scène, j’avais senti la vague me traverser dans toute sa violence. La salle était pleine : trop tard pour reculer. Je suis entrée dans la lumière, ai tourné sur moi-même, le monde derrière moi s’est dévoilé. La pièce a commencé. Un peu plus tard, alors que j’attendais ma prochaine entrée, assise dans les coulisses, écoutant le déroulement de la pièce, ça m’avait traversé de nouveau. J’ai su que ça n’allait plus aller », confie Sylvie Drapeau dans les premières pages de La terre. Plus loin, des phrases comme « J’avais eu des avertissements, tu vois? », « Le corps ne ment jamais », « Il fallait que je tombe » se succèdent et nous révèlent ce qui a sonné le glas du rythme effréné de la vaillante actrice qui enchaînait les rôles sur les planches et se pensait peut-être insubmersible. Parce qu’on doit payer l’hypothèque, parce qu’il ne faut pas refuser, parce qu’on ne peut pas cesser de faire ce qu’on aime le plus au monde… Puis, elle n’a pas eu le choix, le rideau est tombé sur sa fatigue accumulée avec un verdict d’épuisement professionnel.

Au même moment, sa sœur Suzanne, la grande et forte Suzanne sur les épaules de laquelle tout le monde pouvait s’appuyer, s’en est allée pour toujours en deux semaines après un AVC. Il y avait eu la mère cancéreuse, le frère aîné, Roch, emporté par la noyade dans les eaux du fleuve à l’âge de 10 ans, puis l’autre, Richard, qui a précipité sa fin, aux prises avec la schizophrénie. C’était maintenant au tour de sa Suzanne d’être happée alors que rien ne le laissait présager, à part peut-être les oracles. Ils sont partout dans le monde de Sylvie Drapeau, mais ça, nous y reviendrons…

Retour aux sources
Quatre mois après le diagnostic médical et en l’absence des planches, l’actrice s’est mise à l’écriture, emmurée dans son sous-sol, à l’abri de tout le reste, lucide et sincère comme jamais, en proie aux souvenirs, dégustant l’effet salvateur de l’écriture, elle qui avait si souvent prononcé les mots des autres à travers des grands textes dramaturgiques. « J’ai toujours voulu écrire d’abord, bien avant de vouloir jouer. J’ai d’abord étudié en littérature à l’université. Découragée, j’ai lâché au bout d’une session, je pensais qu’il fallait être une intellectuelle pour écrire. Je ne me sentais pas à ma place. »

Ressentant cette voix littéraire revenue d’on ne sait où, elle a commencé à écrire ce qu’elle voyait d’abord comme une pièce de théâtre sur la mort de Roch, le premier disparu de ce qu’elle appelle « la meute » quand elle parle affectueusement de ses frères et sœurs. Comme les didascalies étaient plus nombreuses que les dialogues, naturellement, c’est devenu un récit : Le fleuve. Le ciel et L’enfer ont suivi jusqu’à La terre. Si tout a été écrit d’un trait, elle a publié ses quatre récits chapitre par chapitre. « Parce que je suis novice, je ne voulais pas être trop “gourmande”. C’était aussi de ma famille qu’il était question, je ne pouvais pas trop leur en mettre devant les yeux en même temps », explique-t-elle, avouant aussi au passage avoir craint la réaction des membres de sa famille, qui l’ont bien accepté certes, mais qui savent qu’il n’y aura pas d’autre tome après ce dernier opus…

Elle, l’actrice — elle se nomme ainsi —, craignait aussi le jugement des écrivains lorsqu’elle a joint leurs rangs (est-ce qu’une actrice peut écrire?). « Ils m’ont finalement bien accueillie », déclare-t-elle, encore soulagée.

Des autels pour chacun
Sylvie Drapeau n’avait pourtant rien à envier aux autres avec une voix déjà forte, une voix qu’on quitte à regret à la fin de cette tétralogie familiale sur les liens qui nous unissent aux autres, sur le temps qui passe et qui nous enlève ces êtres chers aimés sans condition depuis la plus tendre enfance. Qu’ils soient lus dans l’ordre ou pas, ces courts textes semblent être nés dans l’urgence, comme s’il fallait construire de petits autels de papier pour chacun, trouver une manière de les quitter comme il se doit. Bien qu’il soit question de sa propre famille, l’auteure dans la cinquantaine raconte en même temps celle de tout le monde avec ce qu’elles ont toutes en commun : chagrins, secrets, pertes, morts, ressentiments, loyauté, etc.

Une des forces de son récit réside incontestablement dans les images puissantes qu’elle a su créer à travers ces oracles sur lesquels elle revient, ceux qui annonçaient déjà les disparitions : « Ce jour-là, de la fenêtre de la cuisine, maman avait vu Candie, notre chienne adorée, chancelante, traverser la rue et s’enfoncer dans le petit boisé. Selon notre Guigui, elle avait choisi d’aller s’y laisser mourir. Je crois bien qu’à travers Candie, rongée par le cancer, traversant la rue au ralenti, comme la pauvre mourante qu’elle était, c’est de sa propre mort que maman avait eu la vision. »

Bien qu’il soit question de mort dans sa tétralogie, Sylvie Drapeau a pris grand soin de faire émerger des faisceaux lumineux à travers l’opacité des chagrins des deuils. On ne lit pas l’auteure en larmoyant à n’en plus finir, on savoure plutôt son regard, comme si elle nous tendait la main, nous préparait déjà pour ces jours de torpeur quand la faucheuse passera avec son inexorable finalité.


Photo : © Angelo Barsetti

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