Suzanne Jacob ne voit pas la même chose que les autres. Elle possède des antennes à ultra-vibrations capables de percevoir les ondes entre les différentes strates du subconscient. Elle est un oiseau rare qu’aucune question ne laisse tranquille.

Quarante ans se sont écoulés depuis la publication de Flore Cocon, le premier livre édité de Suzanne Jacob (le premier livre écrit est La survie, un recueil de nouvelles). Quatre décennies à regarder et à décrire le monde, dur labeur s’il en est un, à liquider toute forme de lieu commun pour plutôt s’attarder au grondement qui sourd, à l’âme en apesanteur, à l’infinitésimal des instants que couve la force qui fait se déployer l’extraordinaire, l’incommensurable. Cette différence qui lui fait voir des choses qu’elle seule semble voir, elle l’a apprivoisée puisqu’au début de sa carrière, elle dit ne pas avoir été consciente de cette extrême sensibilité qui la caractérise. Aujourd’hui, elle l’éprouve surtout pendant la période d’incubation. « Pas quand je me mets au travail parce que je travaille dans une sorte de médiumnité, mais quand je me prépare à me mettre au travail, par contre, là, je me surprends à découvrir que je vois plusieurs plans des événements en même temps. » Il y a deux ans, Suzanne Jacob a été trouvée pour morte. Par chance, on l’a réanimée. « C’est là soudain que j’ai compris l’incroyable fragilité de la conscience et que moi, pour écrire, j’avais outrepassé les limites, que ma sensibilité plongeait au-delà de ce noyau de conscience. » Les dix nouvelles du recueil Feu le Soleil sont baignées de cette stupeur qui révèle l’en deçà des choses avec en filigrane la question de notre disparition. À l’heure où les prédictions sur la survie de notre espèce sont à leur apogée, la question que Jacob pose est : est-ce vraiment la fin du monde s’il y a fin du monde? Et même : qui sommes-nous pour prétendre que notre extinction serait épouvantable? Choquantes questions, mais l’auteure ose puisqu’elle est là pour ça.

Quand elle a eu à enseigner, elle a véritablement mesuré, en observant ses étudiants qui avaient tendance à confondre la docilité avec la politesse, l’ampleur de la liberté dont elle disposait. Il faut dire que Suzanne Jacob est l’héritière, par ses grands-parents, ses parents, certains professeurs qui avaient entamé le travail avant elle, d’une foncière indépendance d’agir et de penser. « L’obéissance est présentée de plus en plus comme quelque chose de facile. Voilà, fais l’obéissance, c’est simple, c’est un mode d’existence qui fait que l’on renonce à sa liberté sans douleur. Et voilà que de l’autre côté, la pensée n’est pas libre, elle a été manipulée de façon à ce qu’on se sente gentil dans sa tête, mais on n’est pas libre. » L’obéissance, thème central dans l’œuvre de l’écrivaine, continue d’être remise en question. Dans Feu le Soleil, les personnages y sont constamment confrontés. Car là n’est pas tout le problème? Ce à quoi l’on consent doit-il nécessairement l’être à ses dépens? Comme cette jeune fille qui manifeste pour la paix dans la nouvelle « La marche pour l’immortalité » et qui, magistralement lucide, n’en est pas moins happée par le maelström. « On passe et on est transformé en images pour les infos. On devient des images pour les infos. Ça m’angoisse. J’ai peur. En fait, il ne se passe presque rien dans ma vie. Dans la mienne de vie, presque rien. Que des images qui passent dans la même boîte depuis le début. Je voudrais comprendre où est ma vie et où ça coince entre le vu et le vécu. Où est le monde de la paix dans le monde? Je le dis à ma mère : “Te rends-tu compte, le monde, c’est que des images, maman! […]” Elle fait partie du tout. Elle est membre à part entière du monde. Elle vote pour l’image qu’elle devient qui passe dans sa télé, elle est en sueur, elle est radieuse et irradiée, c’est ma mère. » Suzanne Jacob nous désarçonne, comme elle espère elle-même être déstabilisée lorsqu’elle fréquente un écrivain.

Trouver la solution
Pour nous soustraire au harassement que nous causent les distractions qui nous fustigent de toutes parts, nous cherchons souvent à nous distraire encore plus. Pour y résister, selon Suzanne Jacob, il faut plutôt entretenir le rêve et nous créer un espace de tranquillité. « Existe-t-il encore un silence non meublé? », se demande le personnage de la nouvelle « Adagio/lapidation ». Une zone de trêve qui protégerait la partie mystérieuse de nous-mêmes, la garderait intacte et claire, à l’abri des dogmes qui peuvent piéger notre pensée au point de consentir à la lapidation de son prochain, de son semblable. « Quand j’étais petite, c’était “Dieu vous voit” et aujourd’hui, c’est la même conscience qui est introjectée par le “On vous voit”. » Le On étant une entité abstraite qui nous traque par l’intermédiaire des écrans, des caméras, des satellites. La liberté, plus que jamais, est mise à mal parce que la surveillance est faite de façon insidieuse, comme si nous l’avions cautionnée, comme si cela procédait de la normalité. On nous voit, on nous entend, mais on ne nous écoute pas pour autant, déplore Jacob.

Dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, l’écrivaine se demande si la mort annoncée du soleil aurait dû ne pas nous être révélée puisque cette information nous aurait rendus insensibles à notre disparition. Elle passe par le principe de somatisation évoqué dans un livre de D. M. Thomas qui dans le présent nous donnerait des signaux concernant le futur. Pourtant, plusieurs messages nous mettent en garde, mais nous n’y sommes pas réceptifs pour autant et précipitons plutôt notre chute. En sachant que nous ne sommes pas éternels, nous pourrions plutôt prendre soin des éclats de lumière, ce qui n’est pas infini est encore plus précieux. « La solution se trouve dans la protection du sentiment de beauté que par nature nous éprouvons. Ce serait le fil à suivre de l’intérieur quand je me promène dans le monde. Et avec la beauté, on redevient solidaires. » L’écrivaine propose dans « La dernière fête » de répondre à notre besoin de grandeur, sans désir de pérennité, sans obéir à aucune nécessité, mais simplement en vivant pour la joie que cela procure. « Est-ce que vous pourriez considérer que ce spectacle fait partie des couchers de soleil que vous n’oublierez jamais? », répond Suzanne Jacob à une dame venue lui demander à la fin d’une de ses prestations qui l’avait renversée si elle pouvait en obtenir un enregistrement. Ce que nous dit Suzanne Jacob, c’est que l’état dans lequel une chose a été vécue ne se vit que dans la simultanéité du moment et le reste appartient à la mémoire. « Ce n’est pas reproduisible, le son, la qualité de l’air, ma digestion, ma non-digestion, ma maladie, ma non-maladie… or, c’est ça la solution. » Accueillir l’éphémère sans vidéo, sans image comme preuve de sa valeur. L’expérience intime, ce qui se sera incrusté, ce que nous en aurons gardé façonnera les souvenirs qui en somme constitueront l’histoire de notre vie qui se place en lieu de l’inestimable.

Prendre peur
Dans son plus récent recueil, Suzanne Jacob réfléchit à voix haute. « On sait maintenant que l’humanité pourrait disparaître sans que les réseaux cessent d’émettre à la une la nouvelle de cette disparition, comme les étoiles ne cessent d’émettre le scintillement de leur extinction », écrit-elle dans « Le suicide est aussi une peine capitale ». La une qui se précipite sur le moindre événement, anticipant déjà le suivant, pourchassant l’exclusivité et la primeur, laisse peu d’espace pour assimiler, comprendre, penser. Dans la nouvelle « Cinq séances sans aveu », la narratrice insiste : il est nécessaire de réhabiliter la peur sinon c’est l’indifférence, sinon c’est la mort qui nous guette. Quelque chose pèse sur elle, « une fatigue au-delà de ce qui me concerne ». Elle cherche la source de cette lourdeur, de cette gravité qui paraît anormale, quand elle comprend qu’il vaut peut-être mieux ne pas guérir puisque cela voudrait dire s’endormir, abandonner ou que quelque chose nous a abandonnés. « Même notre instinct de conservation est sous anesthésie présentement, dit Jacob. Il faut trouver le moteur qui tourne à vide, mais qui ne demande qu’à tourner à plein régime pour nous propulser vers le goût de vivre. » Et pour cela, il ne faut pas détourner le regard, se prémunir de tout risque ou atténuer les avertissements. Pour voir clair, il faut accepter de dessiller les yeux. Suzanne Jacob nous donne le privilège de participer à ses questionnements. Elle creuse les couches profondes des soubassements qui soutiennent ce que nous sommes — ancêtres, aspirations, animalité, espérance. Elle ne nous abandonne pas.

Photo : © Rémy Boily – Prix du Québec 2008 

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