Après avoir publié de la poésie (L’Orient, Louisiana et Nous les vivants) et des carnets avec Isabelle Décarie (Almanach des exils), l’auteure Stéphanie Filion signe un premier roman poétique, lumineux et envoûtant dans lequel il fait bon se perdre grâce à une plume sensuelle et délicate. Dans Grand fauchage intérieur (Boréal), Jeanne séjourne au Liban afin de poursuivre un projet de photographies sur les cimetières. Ce voyage et sa rencontre avec un jeune homme panseront ses blessures, lui permettant d’oublier un peu son passé qui la hante et de se retrouver.

Quelle a été l’étincelle de départ de votre roman?
Je voulais écrire un livre dont l’action se déroulerait à Beyrouth, car je suis littéralement tombée amoureuse de cette ville, de ses habitants, de ses paysages, de ses cicatrices, mais surtout de son incroyable énergie. Il y a au Liban une exubérance et une beauté surprenante qui m’émeut chaque fois que j’y retourne. Je cherchais une façon d’habiter la ville par l’écriture, de prolonger, en quelque sorte, le voyage.

Jeanne est en voyage au Liban pour un projet, mais également pour panser ses blessures. Pensez-vous que le voyage permet de trouver la paix? De se reconstruire?
Je crois que le voyage permet d’aller à la rencontre de l’autre, et c’est ce dont Jeanne avait besoin, à ce moment-là de sa vie. Elle avait besoin de sortir d’elle-même, de son passé, de son marasme. Le voyage, en soi, ne permet pas de se reconstruire. Mais pour peu qu’on s’ouvre au dépaysement, à l’inconfort de changer sa routine, changer son quotidien, on s’ouvre à une transformation possible. De nos jours, nous balançons entre deux positions : soit un regard autocentré, soit l’observation à distance de l’autre. Le voyage reste, je le crois, un moyen de court-circuiter cette double impasse en se mettant en situation où il y a une véritable rencontre avec l’altérité. Cette rencontre peut se faire par différentes voies, voire dans la solitude, nul besoin de tomber amoureuse comme Jeanne! Mais vos sens vont percevoir l’altérité : la lumière sera différente, la nourriture, les odeurs, sans compter la langue, le paysage, la culture, etc. Si, en traversant des frontières, vous n’êtes pas un peu transformé, vous passez à côté de la nature même du voyage.

Le titre, Grand fauchage intérieur, fait référence à un mouvement de judo. Est-ce que ce titre a également une autre signification pour vous?
Le nom de ce mouvement était tellement évocateur, il fut aisé de le choisir comme mouvement préféré pour le personnage de Julien, le judoka! Ce grand fauchage, on peut le comprendre en référence au passé de Jeanne, à ces événements tragiques qui l’ont ravagée. On peut aussi choisir d’y voir le mouvement que va provoquer sa rencontre même avec Julien. Ce déséquilibre est salutaire pour elle, il permet de faire basculer son passé afin qu’elle se retrouve, un peu « abruptement » comme au judo, dans le présent, dans son corps qu’elle avait déserté, dans des troubles qui vont induire une transformation. Quand on observe un match de judo, il y a souvent un moment qui peut être assez long aux yeux du néophyte où les deux opposants placent leur prise, préparent un mouvement. On peut difficilement repérer ce qui se trame, de façon souterraine. Et, tout à coup, quelque chose se passe, un mouvement qui va changer l’équilibre et l’immobilité des deux personnes en présence. C’est ce qui va arriver à Jeanne au Liban.

Vous flirtez un peu avec l’onirisme alors que Jeanne vit une mue. Que représentait cette métaphore pour vous?
J’aime beaucoup ces ambiances, et j’avais en tête l’onirisme de Sylvie de Gérard de Nerval pour l’écriture de ce roman. Le choix de l’imparfait vient aussi de là, il permet d’instiller une ambiance de rêve, un peu hors du temps. En parallèle, j’ai porté une grande attention aux détails des villes visitées par Jeanne lors de son périple (Beyrouth, Byblos, Ehden). Je désirais que le côté surnaturel soit bien ancré dans le réel afin que le lecteur plonge dans l’histoire sans trop se méfier. Dans les nouvelles que j’ai écrites auparavant, j’ai souvent exploré le surnaturel, ou du moins, un élément de surnaturel. Il allait de soi, dans le roman, que mon écriture continuerait dans cette voie. La réalité est tellement contraignante, pourquoi ne pas jouer un peu avec elle, pourquoi ne pas imaginer des univers différents? À cet égard, l’œuvre de Yôko Ogawa est pour moi une source d’inspiration.

Beyrouth est une ville qui mue constamment, se renouvelle. On dit du Liban que tel le Phénix, il renaît sans cesse de ses cendres. La métaphore de la transformation allait de soi pour cette ville toujours changeante.

 

Photo : © François Couture

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