Stéphane Larue : Voyage au bout de la nuit

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Le plongeur, roman d’apprentissage hyperréaliste dans lequel s’entrechoquent les chaudrons, les gains de machines à sous et les verres de bière, nous entraîne dans les entrailles du monde nocturne de la restauration. Stéphane Larue a accepté de nous rencontrer pour nous mettre en appétit.

Le narrateur, 19 ans, arrive dans la vie avec déjà un lourd bagage sur les épaules : ses dettes de jeu l’ont poussé à la porte de ses différentes relations et ce mensonge qu’il entretient ne fait que l’aspirer au fond de ses problèmes. C’est grâce au mentorat parfois douteux de Bébert le cuisinier et aux amitiés incongrues d’une équipe de travail bigarrée (dont celle du véritable Bob le Chef) que le jeune Stéphane trouvera peut-être une planche de salut; à la plonge du restaurant La Trattoria, il sera le témoin et l’acteur privilégié du Montréal nocturne au tournant des années 2000.

En poussant la porte du bar Le Terminal, où travaille l’auteur, impossible pour le lecteur du Plongeur de ne pas poser un bref regard sur le logo « Loterie vidéo » qui orne la porte d’entrée, clin d’œil de la vie à un des thèmes porteurs du roman : la dépendance au jeu. Il apparaissait comme naturel de se rencontrer sur son lieu de travail, la restauration étant au centre de l’action du livre (et de la carrière) du romancier. Après les brèves présentations d’usage, un « Veux-tu une bière? » de la part de l’écrivain-barman sonne le début d’une passionnante conversation autour de son premier roman, du travail d’écriture et de son expérience dans le milieu des cuisines.

On l’a récemment comparé aux grands écrivains de la littérature mondiale : Dostoïevski, Melville, Bourdain, Algren. Alors que paraît son premier roman, Stéphane Larue semble déjà être sur la bonne voie pour devenir une des voix fortes de la littérature contemporaine québécoise. Les critiques positives fusent de toutes parts, de Christian Desmeules au Devoir à Geneviève Pettersen, collègue écrivaine. À la consternation du principal intéressé : « J’suis complètement dépassé par ce qui se passe avec Le plongeur » est une phrase que me répétera plusieurs fois l’écrivain au courant de l’entrevue. Et il ne le sait pas encore lors de notre rencontre, mais les honneurs ne s’arrêteront pas là : au moment de mettre sous presse, Le plongeur fait maintenant partie de la liste préliminaire du Prix des libraires du Québec.

Nous nous réchauffons les idées autour du Kitchen Confidential d’Anthony Bourdain, récit dont Stéphane vient d’amorcer la lecture. Bourdain est un chef new-yorkais qui décrit le monde des cuisines commerciales et évidemment, cela parle beaucoup à l’écrivain : « Même si du haut de mes quinze ans de métier on n’a pas le même savoir culinaire, il y a quand même des corrélations, des anecdotes fortes qui se recoupent. » Cela dit, Stéphane Larue ne voulait pas lire le best-seller de Bourdain avant d’amorcer l’écriture du Plongeur : « Je ne voulais pas me retenir dans l’écriture; je ne voulais pas avoir un moment d’autocensure parce que lui aurait déjà dit tel genre d’histoire ou tel genre d’anecdote. »

Difficile à croire, mais Le plongeur est un roman né de l’échec temporaire d’un projet à venir : « C’est arrivé à peu près comme ça : Éric [Éric de Larochellière, éditeur au Quartanier] m’a signé sur un projet très ambitieux d’un autre roman qu’on est en train de travailler en ce moment. On s’est rendu compte que c’était plus ambitieux que ce qu’on s’attendait à faire au début. J’ai décidé de prendre une pause de ça et d’aller écrire quelque chose qui était plus près de moi. Je parlais souvent de mon emploi. On voyait tous les deux des personnages qui apparaissaient dans des histoires que je comptais (qui étaient vraies). On commençait à sentir qu’on avait du sérieux matériel littéraire. Finalement, on s’est fait surprendre. Moi, je me suis fait surprendre en écrivant. Je suis arrivé avec une première version qui était déjà très volumineuse pis y avait rien à scraper d’dans. Pis j’me suis rendu compte que j’avais déjà la distance pour parler de ces choses-là. Parce que tout ce qui se passe dans le roman, ça fait quand même une quinzaine d’années pis j’aurais pas pu écrire ça plus tôt de toute façon. J’avais besoin de la distance. Le narrateur est pas très loin de la personne que j’suis, pis le moment où il se rappelle de cette histoire-là, y a comme la même distance. L’histoire du roman est pas très loin de comment ça s’est passé. »

La solidité du roman repose d’ailleurs sur l’hyperréalisme presque outrancier qui donne toute sa force à la narration. Au-delà de son étroite connaissance du monde de la cuisine, le style préconisé par Stéphane Larue nous donne droit à une orgie de détails : que ce soit sur les goûts artistiques du narrateur, sur l’environnement dans lequel il évolue ou sur les personnages qu’il côtoie. « Y a une volonté d’hyperréalisme, c’est vrai. Y a comme un côté documentaire. Le plus d’endroits possible que j’ai pu nommer, je l’ai fait, le plus de gens possible. Tu peux pas écrire un roman pis te mettre à parler de Montréal dans ces années-là, vouloir en décrire la réalité spatio-temporelle pis commencer à tout masquer, à tout coder. J’me suis commis beaucoup dans ce roman-là : le narrateur n’est pas très loin d’la personne que j’suis. »

Après quinze ans d’expérience, Stéphane possède effectivement un point de vue inédit sur le monde de la restauration : « J’ai été plongeur, aide-cuisinier, garde-manger. […] Ce qu’on voit dans Le plongeur, c’est une infime portion de ce que j’ai vécu, mais j’pense que c’est aussi une des portions les plus intéressantes. Le point de vue du plongeur, c’est souvent un point de vue qui est laissé pour compte, mais c’est la meilleure manière de comprendre comment un restaurant fonctionne. T’es au début et à la fin en même temps de la ligne de production. [En cuisine], t’es toujours dans le rush, tu travailles aux heures où les gens ont du fun, t’es dans les coulisses du monde. »

Jouer, trop
Bien que l’univers des cuisines soit au centre du récit, la dépendance au jeu reste une des pierres angulaires du Plongeur. Sans trop en dire, les dettes de jeu du narrateur le mènent sur un terrain glissant : « Parfois, il se sent plus en sécurité avec des bandits comme Greg que tout seul dans un bar en train de jouer sa paie. Ça, ça en dit beaucoup sur le jeu et l’addiction. C’est quoi les choix que tu fais pour t’en sortir? Souvent, t’es pas outillé pour te sortir de l’addiction et juste avec les choix que tu vas faire, tu vas continuer à empirer ta situation. »

Après quelques hésitations, Stéphane laisse l’aveu faire partie de la conversation : « J’ai eu un problème d’addiction au jeu. Ça m’a permis d’avoir une parole que je sentais vraie en écrivant. De pas inventer un narrateur qui vit la nuit d’une façon que moi j’l’ai pas vécue. C’est comme ça que j’suis rentré dans la nuit. »

L’authenticité du Plongeur est bien sûr décuplée par cet angle quasi autobiographique choisi par Larue. « Ça m’a fait peur, mais finalement, c’est pas important de savoir. C’est pas un rapport de police; si les gens veulent vérifier si c’est comme ça que ça se passe dans une cuisine, fine, parce que c’est comme ça que ça se passe dans une cuisine. Mais que les gens veulent vérifier qui est vrai, qui a existé, qui a pas existé ou si le narrateur c’est vraiment Stéphane Larue pour de vrai, ça change rien. Dès que tu te mets à écrire un roman qui se passe dans un univers réaliste, tout le monde va se poser la question. Ça fait partie du jeu d’écrire. Tu poses un objet de fiction dans le monde : les gens vont se poser la question : “C’est-tu vrai?”. Plus cet objet va être près de la réalité, plus les gens vont être fascinés. Si j’me mets à avoir peur, ça va être le pire frein à l’écriture. »

Nous finissons notre bière sur une agréable discussion littéraire qui fait la part belle à Volodine et McCarthy (Il fallait y être). Une poignée de main plus tard et je suis sur Mont-Royal : la noirceur commence à s’installer. Les mains dans les poches, un peu ivre de mots (et d’IPA), je laisse le romancier retourner à sa vie nocturne, aux commandes d’un univers plus grand que nature qu’il sera grisant de retrouver au sein de sa prochaine œuvre.

Photo : © Le Quartanier/Justine Latour

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