Stéphane Bourguignon : Fatigué ?

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Fatigué, Stéphane Bourguignon ? Un brin. Mais bien du monde le serait à moins. À peine terminée la rédaction des épisodes du populaire téléroman La Vie, la vie, l'auteur s'est plongé dans l'écriture de son troisième roman, qui paraît donc six mois après la diffusion de la dernière tranche de la série-culte et six ans après son précédent livre. Manière de chronique de la dérive bien peu douce d'Édouard, un homme à l'aube de la quarantaine qui voit disparaître ses certitudes et ses points d'ancrage, Un peu de fatigue récapitule et creuse certains thèmes chers à mon pote Bourguignon. Fidèles à nos habitudes, lui et moi nous sommes retrouvés autour d'un bon repas bien arrosé. Question de parler de scénarisation, d'art romanesque, des lassitudes de la fin de trentaine… et de la vie, la vie, quoi !

D’une certaine manière, ce livre me semble s’inscrit dans la suite du précédent, dans la mesure où la crise d’Édouard permet d’explorer encore le rapport  » père-fils  » ; au lieu des interrogations de Julien sur son rapport à son père, on a ici les méditations d’Édouard sur son rapport à son fils Maxime…

Ce n’était pas délibéré. J’avais prévu que Maxime quitterait la maison au premier chapitre parce que, comme ça, je n’aurais pas à traiter de son rapport avec Édouard. Je me suis vite rendu compte que je ne pouvais pas éluder la question. C’est au départ de Maxime que la vraie déroute d’Édouard commence. Mais ce qui m’intéressait dans leur rapport, c’était surtout le regard que pose Édouard sur cette belle jeunesse trop veule pour mettre ce monde sens dessus-dessous, qui préfère opter pour des vêtements signés. Bref, la source du désabusement d’Édouard pour ses contemporains, il en trouve une incarnation dans son propre fils. En même temps, on peut comprendre tout ce que Maxime reproche à son père. Édouard est tellement égocentrique ! Il est peut-être plus mûr que Julien ou Vincent (héros de L’Avaleur de sable et de La Vie, la vie), mais c’est un gros bébé qui croit que sa douleur, ses blessures, son désarroi doivent avoir préséance sur tout le reste, y compris les émotions des gens de son entourage.

Tu le décris comme un égocentrique, ce qui est en un sens vrai, mais Édouard ne cesse de professer sa compassion pour la quasi-totalité de la population de la planète, en particulier ces démunis qui sont les proies des grands prédateurs multinationaux…

En fait, Édouard n’éprouve pour eux qu’une fausse compassion. Bien sûr, il est capable de dire qu’il trouve dégueulasse ce qui se passe dans le monde. Mais ce discours très militant qu’il tient sur le reste du monde, c’est aussi une manière de ne pas faire face aux problèmes qu’il a dans sa propre cour. Mon personnage atteint dans ce livre un grand niveau d’irritation, il a constamment les émotions à fleur de peau. Mais il parle de tout, sauf de ce qu’il a en dedans de lui. Ses facultés d’auto-analyse, d’autocritique ne sont pas très développées. Les autres narrateurs, ceux qui posent un regard sur lui, nous disent beaucoup de leur perception d’Édouard, mais on en sait finalement peu sur ce qu’il perçoit de lui-même.

Un autre aspect de sa personnalité m’a semblé paradoxal : Édouard est le principal responsable de sa rupture avec Véronique, il semble réticent à s’engager avec Simone et tout ce qui concerne le foyer, la cellule familiale semble le dégoûter, et pourtant il continue à voir la maison comme ce refuge loin du monde extérieur…

Édouard voudrait être un sédentaire, un homme de famille, mais il n’en est tout simplement pas capable. Il le cherche, cet endroit où prendre une pause, se reposer, refaire ses forces. Mais il ne sait pas comment ni où s’arrêter, comme il le dit lui-même, il n’a plus de point de chute, il peut juste ralentir. À quoi est-ce dû ? Je pense que c’est dû à toute son enfance, à son rapport problématique avec son propre père, à son rapport avec sa mère qui fout le camp, à son rapport avec Betty, son amour de jeunesse, qui disparaît aussi d’une certaine manière. J’aime ces personnages qui sont hantés par quelque chose d’avorté. Mais à la différence de Julien, inconsolable de la mort de Florence (dans L’Avaleur de sable), c’est une accumulation de deuils, de petites tragédies qui hantent Édouard. Plus le roman se déploie, plus on se rend compte de la complexité du problème. Et puis, je n’ai pas eu envie de cerner avec plus de précision le pourquoi de la crise, je ne voulais pas lui donner une psychologie simpliste, j’avais envie de multiplier les ramifications..

Est-ce cette complexité de la psychologie que tu voulais traduire dans la construction du roman en usant de plusieurs voix narratives, une technique inédite chez toi ?

Cette technique s’est imposée en cours d’écriture et j’ai eu l’impression de pouvoir aller plus loin ainsi. Il s’agit moins de voix que de consciences, qui me permettaient d’enrichir la narration avec des détails que personne n’était censé réaliser. Je voulais aussi briser la linéarité, avec des retours en arrière notamment. J’avais débuté mon roman à la première personne du singulier et quand je suis arrivé à la fin du chapitre où Édouard est avec Simone, bizarrement, un passage m’est venu à la troisième personne du singulier, qui préparait la prise de parole par elle. Ce n’est qu’après que je me suis interrogé, que j’ai déduit que si Simone parlait, il fallait aussi que Michel (le meilleur ami d’Édouard) et Véronique prennent la parole aussi.

Tu as déclaré avoir eu l’impression de devenir romancier en écrivant Un peu de fatigue. C’est paradoxal pour quelqu’un qui a signé deux romans fort populaires, non ?

J’avais écrit mes premiers romans un peu en scénariste frustré, comme un pis-aller en attendant de faire du cinéma. Quand je dis que j’ai l’impression d’être enfin devenu romancier, c’est parce que l’écriture de La Vie, la vie m’a en quelque sorte purgé de toute envie de concevoir mes romans comme des scénarios. Tout est une question de contrôle. Si mes premiers romans paraissent à ce point  » scénaristiques « , c’est parce que tout y était extrêmement contrôlé, à commencer par la courbe événementielle. J’avais par exemple de la difficulté à accepter que mes chapitres n’aient pas tous le même nombre de pages. Dans mon nouveau livre, j’ai moins senti la nécessité de tout expliquer de manière explicite, j’ai voulu perdre le contrôle.

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