Sophie Bienvenu : Les gens heureux ont une histoire

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Après deux livres relayant la parole de laissés-pour-compte de l’amour et de la solidarité sociale, Sophie Bienvenu multiplie les voix dans Autour d’elle, roman choral ambitionnant d’aménager au cœur de la fiction un petit espace pour l’histoire des gens heureux.

Les gens heureux ont une histoire
« Le distributeur chez Dimedia blaguait lors d’une présentation aux libraires l’autre fois en disant : “Devinez qui Sophie Bienvenu va tuer cette fois-ci?”», rapporte la principale intéressée en ironisant au sujet de son penchant pour les conclusions tragiques et les situations lui permettant de pousser ses personnages dans leurs derniers retranchements.

Alors qu’Et au pire, on se mariera (La mèche), roman qui la révélait en 2011, recueillait la déposition d’une jeune fille ivre d’amours interdites, Chercher Sam (Le Cheval d’août, 2014) épousait le monologue intérieur d’un sans-abri qui avait déjà tout perdu, sauf son pitbull, et qui allait, évidemment, perdre son pitbull. Traduction : les poqués de la vie occupent une place au chaud dans le cœur de Sophie Bienvenu.

Surprise à la lecture d’Autour d’elle, troisième roman de la Québécoise d’origine française. Ce n’est plus la voix d’un seul personnage que nous entendons, mais bien celles de plusieurs narrateurs (dix-neuf en tout), entretenant tous un lien plus ou moins important avec Florence, la « elle du titre ». Adolescente, celle qui deviendra plus tard photographe de presse accouche d’un garçon, Adrien, qu’elle ne pourra garder auprès d’elle.

Surprise (bis). Bien qu’il fasse très tôt jaillir le drame, Autour d’elle tente à quelques occasions l’impossible : raconter la vie de gens heureux. Exemple : pendant tout un chapitre conçu comme un vidéoclip, un garçon danse jusqu’au métro avec, dans les oreilles, son idole France Gall qui lui chante : « Prouve que tu existes/Cherche ton bonheur partout, va/Refuse ce monde égoïste/Résiste ». Autre exemple? Les fesses bien calées dans le sable d’une plage cubaine, un homme d’un âge respectable se réjouit et s’étonne que l’incandescence de sa vie sexuelle ne se soit pas éteinte sous le poids de l’âge.

« Ce n’est pas parce que ces passages-là montrent des gens heureux qu’ils sont forcément insipides », analyse l’auteure, comme pour démonter préventivement un préjugé. « J’ai voulu, avec ces histoires très courtes, prendre des instantanés, un peu comme dans La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules de Philippe Delerm. J’avais aussi en tête Seinfeld, qui disait vouloir faire, avec son sitcom, “a show about nothing”. On s’entend aussi que ça permet de respirer entre les bouts où le gars bat sa femme, ou celui avec les réfugiés », ajoute-t-elle en riant. On peut sortir la fille du drame, mais pas le goût pour le drame de la fille.

Vous aurez compris qu’en entrevue, comme dans ses livres, Sophie Bienvenu pratique un humour salvateur et affûté, outil précieux lui permettant de gratter dans le désespoir jusqu’à ce que la lumière passe. Elle demeure dans Autour d’elle cette sculptrice de personnages horribles que l’on n’arrive pourtant pas à détester, à l’instar de cette employée de supermarché confite par la jalousie, qui demandera à sa patronne fortunée, pendant son shower au sujet de son bébé adopté : « Vous allez faire quoi, si sa mère veut le reprendre?» Disons que ça vous plombe considérablement une ambiance.

« Je n’avais pas beaucoup de compassion pour elle en écrivant ce chapitre-là, je la voulais profondément méchante, mais tous ceux à qui je faisais lire le manuscrit avaient de la compassion pour elle. J’aime quand les lecteurs me révèlent des choses à propos de mes personnages », se réjouit celle qui coscénarisait avec Léa Pool l’adaptation cinématographique d’Et au pire, on se mariera, dont le tournage débutait récemment.

Bien qu’il célèbre furtivement l’ivresse de la vie ordinaire, Autour d’elle médite néanmoins tout du long une question grave et éternelle, celle de l’irréversibilité de nos choix. Chère Sophie, sommes-nous condamnés à vivre jusqu’à la fin de nos jours sous le joug du passé? Existe-t-il une telle chose que des bons et des mauvais choix? « Je ne sais pas. Si je le savais, je n’aurais pas écrit le roman. »

La poésie, ça peut faire ça
« La poésie m’a trouvée », explique Sophie Bienvenu au sujet de Ceci n’est pas de l’amour, son premier recueil de poésie, qui paraît aussi cet automne. Viol, inceste, peine d’amour s’y superposent comme dans un abécédaire des visages dégueulasses que peuvent revêtir les étreintes lorsqu’elles se conjuguent à la violence. « C’est super, super, super autobiographique », confie-t-elle, sur le ton de la fière revendication.

« Oui, je le revendique, insiste-t-elle, parce qu’il y a des gens qui sont en train de se battre pour se remettre d’un viol, d’une peine d’amour, et qui ne savent pas forcément qu’on s’en sort, que ça se peut. Je ne vais pas mettre ça dans un livre et ne pas le backer après en entrevue, dire que c’est fictif, si ce ne l’est pas. Si personne en parle, du viol, personne en parle. »

Mais pourquoi une écrivaine à succès entreprend-elle d’entrer en poésie, pourtant pas exactement le genre le plus populaire? « Avant, je ne connaissais que la poésie classique, que j’avais lue à l’école. Et la poésie contemporaine, je la trouvais soit hermétique, soit élitiste », se rappelle-t-elle. Puis, entre en scène le poète et romancier David Goudreault, dont Sophie lira le recueil S’édenter la chienne. « C’est lui qui m’a poussée. Avant, je ne savais pas que la poésie, ça pouvait faire ça. » Mais qu’est-ce que ça veut dire, ça?

« Ça, c’est la musique de mots, de syllabes, qui résonnent parfaitement, et qui me fait vibrer. J’aime me prendre des coups dans la poitrine. En lisant des romans, ça m’arrive une fois tous les cinq livres, peut-être, de trouver une phrase vraiment bien tournée, que je vais lire et relire. Me prendre une émotion dans la face, juste grâce aux mots, ça arrive tout le temps en poésie. »

Photo : © Sarah Scott

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