Serge Bruneau : Journal d’un combattant

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« Ils s'aiment comme des enfants / Avant la menace et les grands tourments / Et si tout doit sauter / S'écrouler sous nos pieds »… Rosa-Lux et la baie des Anges a quelque chose du méga-succès de Daniel Lavoie, mais à deux détails près : l'innocence des amoureux et le conflit, qui relève plus d'un soulèvement à la Che Guevara que d'une guerre nucléaire entre superpuissances mondiales. Car le deuxième roman de Serge Bruneau, découvert l'an dernier avec l'excellent Hot Blues, s'attarde, sous fond de révolution gauchiste à Montréal au cours des seventies, à l'unique combat qui en vaut la peine, lorsque les tignasses se tissent de fils gris et que le corps connaît ses premiers ratés : l'amour.

Chacun sa muse

Rosa-Lux, c’est le surnom de Julie, flamboyante militante que le narrateur du roman, Dan, a passionnément aimée lorsque tous deux avaient 20 ans. Ah ! cette époque bénie où, animés d’une énergie guerrière, ils revendiquaient haut et fort leurs idéaux politiques au sein de groupes révolutionnaires ! « Cette Rosa ne laissait rien au hasard quand il s’agissait de faire table rase et d’affronter les sempiternelles virgules qui retardaient l’action ; on pouvait compter sur elle pour voir des gueules se fermer. (…) La victoire au bout de son regard de feu et d’amour, Rosa-Lux enjambait les cadavres sans se soucier d’achever les blessés qui n’osaient même pas râler tellement ses yeux fauchaient large », se remémore Dan (p. 29). Évidemment, ne serait-ce qu’à cause du patronyme, le rapprochement avec l’activiste allemande Rosa Luxembourg (1870-1919), affiliée au mouvement social-démocrate et assassinée pendant la répression de l’insurrection spartakiste, est presque immédiat. Pourtant, ça ne figurait pas au nombre des préoccupations de Serge Bruneau, lui-même ex-militant de gauche au milieu des années 70 : « À l’époque, nous ne connaissions Rosa Luxembourg que de nom, puisqu’elle ne faisait pas partie des grandes figures comme Marx ou Mao. On savait seulement qu’elle avait occupé une place importante dans l’Histoire. Mon livre n’est pas écrit en son honneur, mais bien parce que dans ce temps-là, les militants prenaient souvent des surnoms. Pour mon personnage, c’était donc  » Rosa « . »

Deuxième round

Disparue de la circulation depuis leurs années de militantisme, il ne reste qu’une photo de Rosa, alanguie dans un hamac, en bikini et sourire aux lèvres, que Dan trouve dans l’un des albums de Julien, journaliste à la pige chez qui il dort depuis son retour à Montréal. Car le narrateur, peintre de son état, revient à peine de Toronto. Là-bas, il a abandonné Heather, qu’il aimait depuis plusieurs années, mais pas assez pour lui faire un enfant. Dan dégage vite du loft de son vieux partenaire de combat ; la présence de Catherine, la petite amie de ce dernier, l’embarrasse. En outre, la belle travaille comme serveuse au bar où il noie sa peine dans le scotch. Question intimité, on repassera. À peine installé dans son nouvel atelier, Dan se lie d’amitié avec sa voisine, Maryse, une artiste-peintre engagée dans la lutte contre la mondialisation, « une militante, une vraie de vraie. Du genre qui saute d’un comité de ceci à une réunion pour cela. Une femme toute jeune qui en a long à étendre sur le dos du monde et qui doit être parfaitement à son aise quand il s’agit de le châtier. » (p. 49-50)

Entre elle et le quarantenaire désabusé, ça colle aussi sexuellement. Entraîné dans le sillage de sa jeune amante, Dan reprend quelque peu goût à la vie, mais si peu. Lui pour qui l’heure de la remise en question a sonné, qui ne croit plus aux revendications politiques, voit sa mémoire dépoussiérée de force par Maryse, dont la ferveur militante n’a d’égale que l’insatiable curiosité. De fait, cette dernière lutte sur le terrain contre la menace d’expulsion qui pèse sur une bande de squatters ayant investi un immeuble de Montréal et, de retour à l’atelier, elle ne cesse, après l’amour, d’interroger Dan à propos de son ancienne flamme, qui l’obsède car elle incarne une sorte de modèle. À un point tel qu’elle entreprend des démarches pour la retrouver. « Rosa-Lux représente toutes les années d’engagement de Dan, une époque où le rêve était énorme. C’est tout cela qui remonte à sa mémoire. C’est d’ailleurs un peu le lot de toutes les personnes qui ont perdu leurs illusions politiques. Est-ce que j’ai le droit, ou est-ce un devoir, de dire aux gens qui luttent encore aujourd’hui qu’ils vont se casser la gueule ? Voilà le questionnement dans lequel Dan est plongé. Et ça lui fait mal de se rendre compte qu’il n’est plus dans le coup », explique Bruneau.

L’ultime combat

C’est à l’occasion d’une conversation de Dan avec un ancien camarade lors d’une soirée arrosée que le fantôme de Rosa-Lux prend enfin forme. Mais le narrateur doit affronter une dure réalité ; Rosa-Lux n’est pas morte, c’est déjà ça de pris, mais la vie ne l’a pas épargnée : c’est dans une maison de convalescence qu’il la retrouve, à demi paralysée, victime d’un accident cardiovasculaire. « Pour Dan, Rosa-Lux est plus un rêve qu’une personne : plus de vingt ans se sont écoulés entre le souvenir qu’il a d’elle et ce qu’elle est devenue. Rosa-Lux est collée au souvenir de ses belles années, marquées par un discours très violent, un appel aux armes avec tout l’idéalisme que ça comporte, mais nourries d’un amour incroyable. Certaines personnes qui se battaient il y a vingt-cinq ans pour avoir le droit de s’exprimer affirment maintenant qu’elles ont été flouées par une idéologie dont elles ont représenté les principaux porte-parole. À leurs côtés se tenaient des individus à l’image de Rosa-Lux, qui ne se préoccupaient pas des mots d’ordre ; des gens chez qui la colère était plus grande que la connaissance théorique de la cause. Le personnage de Julien, qui était un anarchiste, a depuis opté pour une certaine stabilité : un salaire de pigiste. Il se trouve ainsi dans une situation où il a le pouvoir de reprendre des idées que Dan et lui combattaient ensemble dans leur jeunesse. Dan a beaucoup de difficulté à accepter ce fait ; on a beau dire qu’on laisse tomber ses idées de révolte, même si on sait que le changement social qu’on annonçait est impossible, on n’en conserve pas moins en nous la colère qui était à la source de nos engagements ». Comme quoi les causes évoluent avec le temps, mais pas l’âme d’un révolutionnaire qui, elle, ne change pas d’un iota.

Rosa-Lux et la baie des Anges s’apparente à l’« Hommage à Rosa Luxembourg », grandiose fresque créée par Riopelle à la suite du décès de sa compagne, la peintre américaine Joan Mitchell. Deux médiums, deux démarches, celles d’un peintre et d’un personnage fictif, mais un même message : rendre gloire à une muse. Le romancier déclare cependant ne pas avoir songé à cette parenté, préférant, dans ses livres, éviter de faire des liens abusifs avec la peinture : « Depuis le milieu des années 70, l’écriture est très présente dans mon travail de peintre. Elle est généralement peu visible : ça donne souvent des gribouillis. Pour moi, ce qui importe, c’est qu’on puisse comprendre l’intention, voir le geste de l’écriture qui s’accumule », souligne Bruneau, qui signe d’ailleurs l’illustration de couverture (« Lettre noire, pages 12 à 24 »).

C’est sur ces assises que se dessine le corpus romanesque de l’auteur qui, avec Hot Blues et Rosa-Lux et la baie des Anges, pose les premières touches d’une œuvre traversée par l’amour, l’amitié, la nature, la nostalgie et plusieurs plaisirs quotidiens, dont le sexe, la bonne chère et l’alcool. Créative et imagée, la plume de Bruneau est aussi leste que son pinceau. Quant à la baie des Anges, c’est là que l’histoire d’amour entre Dan et Rosa a commencé il y a un quart de siècle, et c’est au même endroit qu’elle se termine. À vous de découvrir la passion extrême de deux êtres marqués par leurs désillusions et qui n’ont cependant jamais baissé les bras devant leurs passions.

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