Roxanne Bouchard: Retrouver le sentier perdu

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Chaque année, le prix Robert-Cliche couronne un auteur qui n'a encore jamais publié de roman. Roxanne Bouchard y a soumis le manuscrit de Whisky et Paraboles à la toute dernière minute, sur l'incitation d'un ami. «J'espérais juste recevoir quelques commentaires constructifs», raconte-t-elle. Mais les jurys ne se sont pas contentés de si peu. Heureusement, d'ailleurs, car le prix étant assorti d'une publication aux éditions VLB, les lecteurs peuvent désormais découvrir ce nouveau nom de la littérature québécoise.

«J’ai ma conscience de travers dans la gorge, j’ai le carcan de ma vie scellé sur mon dos, je suis séquestrée de moi-même, encellulée de passé, écrouée d’âme et de peurs jusque dans mes petits matins inquiets. C’est pour ça que je me suis installée ici, dans des murs déjà garnis d’hier, dans un passé établi, dans le nid d’une autre vie.» Débarquée dans un village perdu, Élie achète un vieux chalet et s’y enferme. Elle veut oublier le passé, le réduire au silence, «changer de chapitre». Mais pour y arriver, elle va devoir s’affronter. Et parler.

«C’est une fille un peu butée , reconnaît Roxanne Bouchard.  Surtout au début du roman. Elle veut que quelqu’un la sauve, elle attend. Elle s’apitoie sur son sort.» L’arrivée bruyante et chaotique d’Agnès, une petite fille battue par sa mère, force bientôt Élie à baisser le pont-levis. Mais il n’est pas facile d’aider une enfant quand on se pose soi-même beaucoup de questions. Élie trouve par bonheur un allié en son voisin Richard, un chanteur-vedette qui reçoit autant de lettres d’amour que Dieu reçoit de prières — et y répond tout aussi peu… Les deux éclopés s’épauleront.

Autour de ce trio bourdonne un essaim de musiciens déracinés: André, un violoniste orphelin, Chloé, une flûtiste en mal de descendance, et Manu, un Amérindien qui retrouve au piano les contrées perdues de ses ancêtres. «Je savais que la musique serait au cœur du roman avant même d’en connaître l’histoire, explique l’auteure. Je voulais que ça se lise un peu comme on chante. J’ai essayé de rendre l’énergie des soirées folkloriques, avec les chants et les contes. C’est un univers très proche de l’enfance, très réconfortant — et la petite Agnès avait besoin de réconfort.»

Tourner la langue sept fois
Empruntant au folklore, à la chanson populaire, au cinéma et à la littérature d’ici, la prose poétique de Roxanne Bouchard est résolument québécoise, mais aussi exploratoire. Dans la lignée des Anne Hébert et Réjean Ducharme, Romain Gary et Gabriel García Márquez, la jeune écrivaine veut décloisonner le langage: «Aujourd’hui, c’est le réalisme qui domine. On ne s’autorise pas le dérapage, et je crois qu’on y perd en magie. Moi, j’ai envie de tasser la langue dans un coin et de lui tordre un bras pour la forcer à nous dire autre chose. Mais bon, c’est très difficile d’éviter les surcharges quand on donne dans la poésie.»

Whisky et Paraboles gagnerait en effet à lâcher un peu de lest ici et là. Les monologues tourmentés de Manu, par exemple, s’essoufflent à force d’images et de souvenirs des grandeurs autochtones. Mais ces lourdeurs sont contrebalancées par la vigueur générale de la prose, son rythme doux, sa poésie enfantine. Roxanne Bouchard a par ailleurs une manière bien à elle de suspendre les phrases en plein vol pour laisser parler les marqueurs de relation — comme dans cette réflexion d’Élie: «Une fascination morbide nous cloue sur place, nous interdit tout mouvement. Une fixité perverse nous refroidit le sang. Une apathie minérale. Lâche et veule. On reste suspendu, voulant profiter encore un peu du plaisir.» L’auteure établit ainsi une certaine complicité avec le lecteur, qui se voit forcé de compléter sa pensée.

C’est à ce genre de détails qu’on réalise que si Whisky et Paraboles est son premier roman, Roxanne Bouchard n’en est pas à ses premières armes en fait d’écriture. Professeure de littérature au cégep de Joliette, la jeune femme de 34 ans entretient depuis l’adolescence une abondante correspondance. Les destinataires en sont variés et changeants, mais l’activité d’écriture, elle, est constante. «J’ai d’ailleurs commencé le roman sous une forme épistolaire, raconte-t-elle. Élie écrivait des lettres à un musicien qui ne répondait jamais. Mais, peu à peu, mes personnages se sont mis à parler, et ça me semblait bizarre d’inclure des dialogues dans une lettre. J’ai donc opté pour le journal intime.»
Intime, ce journal ne l’est pas trop, car Élie n’est pas du genre introspectif. Mais il est vrai que les dialogues y foisonnent. Et Bouchard s’y montre sous son meilleur jour: par des répliques fines et joueuses, elle dévoile la complexité des sentiments qui unissent les personnages et explore l’intensité de leur désarroi. On pourrait même parler de leur déréliction, surtout dans le cas d’Élie: «J’ai la théorie du big-bang dans ma poche, un condensé des sciences pour tous et même des adresses de psys en cas de besoin. J’ai la réponse absolue à la perte des dieux et à la fin des croyances. […] Alors dis-moi donc: comment ça se fait que j’ai perdu mon sentier?»

Dieu, y es-tu ?
En quête de repères, les personnages de Whisky et Paraboles s’interrogent sur ce qui fonde leurs valeurs. La question de la foi y est omniprésente: Élie la dénigre, Richard ne peut pas concevoir la vie sans elle, et Agnès n’attend qu’un signe pour la retrouver. À une époque où le credo athée balaie la religion du revers de la main, il faut un certain courage pour aborder le sujet de front — et beaucoup d’habileté pour ne pas tomber dans le prêche. Roxanne Bouchard possède les deux: «Comme tout le monde, je trouve l’institution de l’Église un peu vieillotte et trop conservatrice. Mais la foi ne perd pas son sens. Tout le problème d’Élie est là : n’ayant plus foi en aucune valeur, au nom de quoi pourrait-elle se pardonner ses fautes passées?»

C’est grâce à l’amour d’Agnès, l’agneau sacrifié qui porte sur ses épaules les péchés de ses parents, qu’Élie trouvera finalement le chemin de la résurrection. Cette morale très chrétienne, seul l’amour sauve, pourrait décevoir certains. Mais quelle morale n’a pas un air simpliste lorsqu’elle est exprimée en peu de mots? Pour en évaluer la profondeur, il faut la voir mise en œuvre. Or la démonstration de Bouchard est convaincante et nuancée: sans apporter de réponses claires, elle pose des questions justes.

Bibliographie :
Whisky et Paraboles, VLB éditeur, 275 p., 24,95 $

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