Robert Lalonde : Effeuiller la Marguerite

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À l'automne 1957, Marguerite Yourcenar vient à Montréal pour une série de conférences, avec à ses côtés Grace Frick, sa secrétaire et compagne. Au cours de cette visite-éclair (qui inspirera à Yourcenar son roman Un homme obscur), quelque chose d'inattendu se passe, qui provoque la rupture irrévocable entre les deux femmes. Prenant prétexte de cette anecdote véridique tirée de la vie d'une de ses écrivaines fétiches, Robert Lalonde poursuit son exploration des recoins du cœur humain, ce jardin entouré de murailles dont il a su, d'un livre à l'autre, se faire l'un des visiteurs les plus assidus.

D’emblée, vous me permettrez de confesser mon ignorance : j’ignorais totalement que Yourcenar s’était inspirée de son bref séjour au Québec pour écrire Un homme obscur

Cette visite me hantait depuis très longtemps, d’autant plus qu’Un homme obscur, sur plusieurs points, ressemble aux romans que l’on écrivait au Québec à cette époque-là. Bien sûr, elle l’a publié longtemps après son passage chez nous. Yourcenar reprenait ses récits sans arrêt, les laissait reposer, les perdait puis les reprenait encore. Mais c’est quand même pendant son voyage ici, à l’occasion d’un malaise — que j’évoque d’ailleurs, car tous ces détails sont assez justes — que les bribes de l’histoire de son Nathanaël lui sont venues. Je ne crois pas que ce soit par hasard : tout, dans le paysage, dans les gens qu’elle a rencontrés, appelait l’écriture de ce roman.

C’est amusant de penser qu’elle a mis tant de temps à écrire un livre inspiré de son séjour ici et que vous-même, comme vous le signalez en postface, avez aussi attendu quinze ans avant d’écrire votre propre roman. Vous sentiez-vous intimidé par le sujet ?

Non, pas intimidé. Au début, je pensais ne tenir là qu’un sujet de nouvelle. J’avais beaucoup de notes mais, comme cette histoire ne se déroule que sur quatre ou cinq jours, je pensais en faire un récit bref, à inclure dans mon recueil Des nouvelles d’amis très chers. Je ne sais trop comment ni pourquoi, après cinquante pages je me suis rendu compte que j’étais parti pour un roman. Mon pari aussi, c’était de réussir un roman trilingue ou « triculturel », parce que plusieurs registres linguistiques se côtoient ici : Marguerite, avec son français à elle ; Grace, Américaine anglophone ; et enfin, tous mes personnages québécois. Je voulais voir comment tout ce beau monde pouvait se rencontrer, à la fin des années cinquante, et quels chocs culturels pouvaient résulter de leur rencontre.

Puisque vous évoquez les chocs culturels, quand avez-vous découvert Yourcenar et quelles répercussions cette découverte a-t-elle eu sur le lecteur et l’écrivain que vous êtes ?

Je l’ai découverte sur un bateau, alors que je voyageais vers la Crête. J’avais acheté L’Œuvre au noir dans un kiosque avant d’embarquer. Et je l’ai jeté par-dessus bord, étouffé par ce subit sentiment de honte à l’idée que j’aurais dû écrire ce livre ! (Rires.) J’y suis revenu des années plus tard, et là j’ai lu toute l’œuvre avec cette impression très forte qu’il s’agissait de livres essentiels, et résigné à l’idée que je n’écrirais pas ces livres-là, que je n’arriverais sans doute jamais à écrire de tels livres. En pensant à sa vie américaine, à cette réclusion à laquelle elle s’est contrainte pour écrire, j’ai compris qu’elle était comme Flaubert : de ces écrivains ultimes qui consacrent leur vie à leur travail. Voici quelqu’un qui a vécu de manière monastique, entièrement fidèle à ce qu’elle voulait faire. Et je pense que mon roman l’illustre bien : ce qui n’intéressait pas Yourcenar ne l’intéressait pas du tout. En somme, l’Antiquité romaine lui était plus familière qu’un escalier mécanique !

Un personnage pareil est plein de potentiel pour un romancier, pour des scènes de tout ordre…

C’est vrai, j’essaie dans le roman de faire ressortir son aspect un peu comique. Parce que Yourcenar ne vivait pas dans son époque, mais plutôt dans celle de ses livres. En plus, quand j’avais six ans, je vendais de la limonade à proximité d’un arrêt sur la voie ferrée, dans un village semblable à celui où je fais passer Yourcenar dans le roman. Et je me rappelle avoir vendu de la limonade à une Européenne francophone et une Américaine— j’en ai l’impression mais je ne pourrai jamais le vérifier —, deux femmes donc qui auraient très bien pu être Marguerite Yourcenar et Grace. Et quand j’ai relu Un homme obscur, quand j’ai relu la note qui suit le roman, je me suis demandé si ce n’était pas vraiment ces deux femmes qui m’avaient semblé fascinantes et inapprochables.

Considérant le statut de Yourcenar, tant dans votre esprit que dans l’histoire littéraire, vous êtes-vous senti toutes les libertés de la mettre en scène ?

Absolument. J’ai lu les biographies et autobiographies de Yourcenar, qui m’ont plus ou moins servi. Ce qui m’a inspiré, c’est sa trajectoire, son rapport avec le Québec, ce qu’elle en a dit. Surtout, je me suis intéressé à la confrontation entre un écrivain de cette trempe et la fin de notre Grande Noirceur. La survie de beaucoup d’écrivains et artistes à cette époque a dépendu de gens comme elle, qu’on a lus, qu’on a eus comme professeurs, et qui nous ont révélé à quel point nous vivions de manière étriquée. Je sais qu’elle a eu cet effet sur beaucoup de Québécois, avec qui elle a eu une longue correspondance ensuite. Ce sont des documents qu’on aura sans doute l’occasion de voir publiés un jour, et je suis sûr qu’il doit y être question de ce dont je parle dans le roman, de la nécessité d’élargir nos vies pour échapper à notre horizon religieux et culturel fermé, et de la difficulté de conserver une culture et une langue si on ne la développe pas.

Croyez-vous que ces leçons s’appliquent encore au Québec d’aujourd’hui ?

(Rires) Écoutez, il est clair que si je ne le croyais pas, je ne me serais pas lancé dans un projet pareil. Mon roman a beau se passer dans les années 50, a beau mettre en scène Yourcenar, c’est quand même un roman moderne, qui porte un regard sur le fait que malgré qu’on se soit donné une identité plus forte, on n’est pas encore forcément venus à bout de notre colonisation, de notre peur de faire les choses. On n’est pas forcément à la hauteur de nous-mêmes uniquement parce qu’on l’a décidé. Mais en définitive, ce qui m’importait, c’est que mon histoire fonctionne, beaucoup plus que d’illustrer servilement le point de vue de Yourcenar sur nous ou sur l’écriture. Et ce qui me réjouit, c’est que mes lecteurs me disent que malgré que j’y aie mis en scène Yourcenar, c’est moi qu’on entend dans ce roman.

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Un jardin entouré de murailles, Robert Lalonde, Boréal

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