Philippe Poloni : Bas les masques !

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Artiste par passion puis romancier par révélation, Philippe Poloni ― d'origine sicilienne mais établi au Québec depuis son jeune âge ― propose dans Des truites à la tomate une commedia dell'arte ô combien jouissive gouvernée par d'extravagants interprètes jouant le dérisoire théâtre de la création. Ironique et mélodique, cette savoureuse bouffonnerie digne de Pirandello propose une surprenante réflexion sur l'art, ses aléas, son langage ; pour prendre forme, ce monde, bercé par l'illumination, n'est tributaire que du seul regard d'autrui. Portrait d'un visionnaire.

Votre premier roman, Olivo Oliva, s’inspire de votre thèse en histoire de l’art qui porte sur la représentation symbolique de l’olive. Des truites à la tomate, quant à lui, prend sa source dans le Carré blanc sur fond blanc de Kazimir Malevitch, fondateur du suprématisme. Comment s’est produit le déclic ?

Tout d’abord, la peinture est ma grande passion. J’ai été peintre, j’ai étudié la peinture mais, un jour, je me suis aperçu que je ne serais jamais un peintre mais un « regardeur de la peinture ». C’est le fait qu’un homme ou une femme devienne soudainement un artiste, ainsi que le Frankenstein de Mary Shelley — surtout le film tourné dans les années 30 avec Boris Karlof —, qui constituent l’étincelle. Je ne crois pas que le docteur Frankenstein soit un homme de science ; il ne travaille pas dans une communauté scientifique, n’échange aucune information, aucun savoir pour le bien de l’humanité. Je le vois comme un artiste ; c’est un homme qui vit seul, qui est angoissé, malpropre, empêtré dans ses problématiques intérieures et son désir de créer. Lorsqu’il donne vie à cette chose qui deviendra le monstre, il s’exclame « Oh, my God ! What have I done ? ». Dans la problématique de l’art et de la création — à savoir ce qui fait qu’on devient artiste et non vendeur d’assurances —, c’était la première fois qu’une créature se retournait vers son créateur. Dans le cas de Malevitch, c’était la première fois qu’une œuvre d’art terrassait son créateur. Malevitch a eu un apprentissage académique assez conventionnel. Au début de sa carrière, il peignait des scènes de la vie quotidienne avant de s’intéresser à l’abstraction, aux formes cubiques. Il a peint le Carré noir sur fond blanc puis le Carré blanc sur fond blanc et après, il ne savait plus quoi peindre. Ce tableau l’a anéanti ; il fut le maître d’œuvre de l’angoisse qui annonça sa mort.

Le directeur du Museum of Modern Art de New York, Cyrus Ballbeck, résume d’ailleurs parfaitement le désarroi de Malevitch lorsqu’il dit à John Di Homogrosso, le gardien : « Ce tableau est pour l’histoire de l’art ce que l’Himalaya est pour l’alpiniste… une fois le sommet atteint, que reste-t-il ? Rien. »

Oui. Pour un artiste, qu’il soit cinéaste, écrivain, peintre ou poète, c’est rechercher qui est intéressant, et non trouver. C’est pendant la recherche qu’on fait des découvertes qui amènent des questionnements : c’est une réaction en chaîne. Je crois que trouver est le grand danger ; ce qui est intéressant, c’est le défi d’escalader la montagne. Seulement, une fois en haut, on doit stupidement redescendre.

En regard des meurtres commis par Cosmo Maffia, sidéré par Malevitch au point d’avoir perdu toute envie de peindre, et Anita Braun, sa complice à l’esprit et au corps terrassé par le cancer qui prône « la mort comme métaphore », l’ultime acte créatif doit-il obligatoirement être lourd de conséquences ?

Vous savez, mes questionnements sur l’art sont assez lourds, et je ne voulais pas étaler une proposition artistique ou des théories sur l’art qui me feraient peut-être perdre mes lecteurs. C’était cela l’important. Le fait que Anita décide de tuer les médecins qui l’ont soignée [mastectomie et hystérectomie totales] relève uniquement de l’ironie.

À la lumière d’un roman comme Le Tableau du maître flamand d’Arturo Pérez-Reverte, le monde de l’art semble bien s’accommoder, du moins sur papier, de quelques meurtres. Qu’en dites-vous ?

Personnellement, le polar n’est pas ma tasse de thé. Planter une chaîne d’homicides dans une ville comme New York se prête certes bien à ce genre ; mais la camper dans l’univers des arts visuels lui donne cependant un côté exotique. Malgré cela, Des truites à la tomate ne relève pas du genre policier ou du suspense. Ces meurtres sont des prétextes à nous amener beaucoup plus loin ; il n’y a aucune solution des homicides, pas de policiers ni de main de la justice. Ces assassinats constituent une forme d’art suivie par plein d’autres événements ― une pièce de théâtre, un exil dans une maison des Adirondacks, les aventures d’un Américain au Viêt-nam ―, mais c’est tout de même une proposition audacieuse que de les regarder en tant qu’œuvre d’art.

Anita Braun est cancéreuse ; Mme Lacaronia, l’hôtesse de la retraite des Adirondacks, est cacochyme ; la camarade russe avec qui le vétéran (John Kennedy !) fait l’amour en captivité lui murmure « Je suis Terre qui tue » : pour quelle raison les femmes portent-elles en leur sein la maladie ou la mort ?

Sincèrement, je ne sais pas. Dernièrement, j’écoutais une émission littéraire française où Umberto Eco était invité à l’occasion de la parution de Baudolino. Une femme l’a interrogé à propos de l’absence des femmes dans Le Nom de la Rose et il a carrément répondu : « Je ne sais pas. » Moi aussi, je ne peux donner de pistes sur la représentation de la femme dans mon roman mais je crois avoir évité le danger qu’il contient en le faisant d’abord lire à des femmes pour m’assurer que ça passait ou cassait. Dans la description de la maladie [d’Anita], je parlais d’un département qui n’était pas le mien ; toutes ces parties intimes du corps de la femme, nommées puis saccagées par le cancer, signifiaient m’avancer dans un territoire qui n’est pas le mien et cela fut ma grande crainte pendant la rédaction. Mon roman est une grande fresque à la commedia dell’arte, une histoire où les bouffons se donnent des coups de pied et où tout le monde rit. C’est dans un esprit de carnaval vénitien que je l’ai composé. Je n’ai jamais voulu offenser les femmes en proposant des idées aussi excessives que Mme Lacaronia, qui a quatre seins, mais mon texte ― constitué de propos excessifs, de personnages démesurés et qui devient un chaos pas possible ― est sauvé par l’ironie.

Cyrus Ballbeck dit : « Une œuvre d’art qui n’est pas regardée, qui n’a pas de contact direct avec le genre humain, n’est pas une œuvre d’art, c’est le néant… le rien. » Croyez-vous qu’on puisse dire la même chose d’un bouquin ?

Absolument ; une œuvre d’art ne vit qu’en interactivité. Il faut premièrement qu’elle se dégage de son créateur et ensuite qu’elle atteigne cette interactivité. C’est fondamental. Lorsqu’elle est regardée, aimée ou détestée, jugée, c’est là qu’une œuvre d’art occupe sa fonction essentielle. C’est là que l’art devient la négation du temps, l’expression la plus haute de l’homme.

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Des truites à la tomate, Québec Amérique/Littérature d’Amérique
Olivo Oliva, Lanctôt

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