Les écrivaines de sa trempe ne sont pas légion. Non sans renoncer à un certain confort matériel, Perrine Leblanc a choisi de se consacrer quasi exclusivement à l’écriture. C’est en Gaspésie, sa nouvelle terre d’adoption, qu’elle s’y adonne avec ferveur et passion, dédiant chaque fois plusieurs années à son histoire, de celles qui exigent leur lot de recherches, de connaissances, d’implication totale. La romancière est entière. Son troisième opus, Gens du Nord, l’est tout autant et, à mon avis, c’est son plus achevé, impeccable sur tous les plans. Sans être devineresse, je lui prédis un avenir primé.

Gens du Nord n’a rien de la chanson guillerette d’Enrico Macias. Le sujet ne me séduisait pas tant, je dois l’avouer. À la pseudo-sortie encore floue d’une pandémie, alors que la guerre frappe en Ukraine, retourner, même en fiction, dans le contexte de violence qui a opposé pendant plus de trente ans les nationalistes irlandais catholiques désireux d’être indépendants du Royaume-Uni aux loyalistes protestants fidèles à la reine d’Angleterre, luttant pour demeurer du côté des Anglais, me semblait périlleux. Or, dès l’incipit, j’ai été convaincue. Malgré la violence du départ sur l’échiquier d’une guerre dont l’écrivaine maîtrise tous les rouages et nuances, l’histoire de la rencontre entre un journaliste français et une documentariste québécoise obsédée par un écrivain irlandais nageant dans les eaux troubles de l’IRA avant son exécution par un groupe paramilitaire près de Belfast ajoute une dimension captivante à cette fiction où les secrets émergent pour garder le lecteur en selle.

Entre éros et thanatos, le fil tendu du suspense auquel on s’accroche semble si vrai qu’on se surprend à penser, voire à espérer, que les personnages de Perrine Leblanc ont pu réellement exister. Naviguer en eaux troubles et mystérieuses, c’est justement ce que sait faire de mieux celle qui a bûché cinq années sur ce livre, qui arrive huit ans après Malabourg. « Pour moi, la fiction ne s’oppose pas à la réalité, c’est toujours en relation, elle ne se construit pas en marge. La matière première de la fiction, c’est justement la réalité qui est retravaillée, transformée par mon imaginaire. La fiction me permet d’aller travailler dans les cicatrices de l’Histoire. »

« Aller travailler dans les cicatrices de l’Histoire. » Ce n’est pas qu’une image. Passionnée de voyages, elle n’a pas hésité à dépasser nos frontières pour s’imprégner du monde ailleurs — l’Irlande dans le cas de Gens du Nord —, celui qu’elle farfouille à la recherche de son matériau. « J’ai fait des recherches sur le terrain, chose que je n’avais pas faite avec L’homme blanc, pour lequel ma recherche n’était que documentaire, je travaillais surtout à l’intuition, précise-t-elle. Les rencontres que j’y ai faites, avec ce que ça amène de mise en danger de soi, ont été très précieuses. C’est un sujet qui est dangereux encore, qui est explosif. Ça m’a ensuite pris un an ou deux pour digérer le tout, pour faire la paix avec cette exploration sur le territoire et pour trouver la forme, le ton qu’il fallait », poursuit l’aventurière qui a mené une sorte d’enquête sur place en 2014 et 2015.

« À ceux qui trouveraient que l’histoire du café en poudre dans le chauffe-eau est tirée par les cheveux, je répondrais simplement ceci : automne 2014, France. Il m’est arrivé d’avoir peur, sur le terrain, mais je souris maintenant en repensant à cette période de ma vie où j’ai eu l’impression d’évoluer dans une fiction », lit-on dans les notes et remerciements.

Perrine, la chevronnée
Le ton. La forme. Il n’y a rien de laissé au hasard dans l’écriture des romanciers les plus chevronnés, d’où, à mon humble avis, la difficulté d’arriver à ce haut niveau en écrivant des livres de plus de cent pages en deux ou trois mois, sauf exception… Le choix minutieux des mots, leur alliage, cette manière qu’a la nouvelle Gaspésienne de ne pas s’enfarger dans les fleurs du tapis, d’aller directement polir la moelle substantielle de son sujet, sans faire de jolies phrases pour faire de jolies phrases fait bon à lire dans une époque déjà surchargée d’informations. En somme, elle n’est pas de ceux « qui se regardent écrire ». « C’est un roman d’espionnage, de guerre, d’amour. Il me fallait une écriture sobre au plus près du sujet. Je veux toujours éviter la surenchère, ce serait une faute de goût d’être dans les jeux d’artifice », estime celle qui donne aussi parfois des ateliers d’écriture aux aspirants auteurs.

Et au-delà de l’organisation de la pensée et de la succession des événements, de leur ordonnancement, de son désir de ne pas prendre mille détours, elle estime que le travail de l’auteur, c’est aussi « d’effacer les coutures et de passer un pinceau sur l’œuvre pour que l’effort et la sueur ne paraissent pas ».

Impossible par ailleurs de ne pas mentionner le caractère intime du livre qui ajoute un supplément d’âme en filigrane. « En traversant pour la première fois l’Irlande du Nord, en 2014, j’ai eu l’impression de retrouver le pays de mon enfance. Au XIXe siècle, mes ancêtres irlandais ont fui leur île, où la vie n’était plus possible, et ils ont choisi la région d’Arthabaska pour labourer un bout d’Irlande en Amérique. Ce roman est dédié à mon père, Claude Lapointe, et à sa mère d’ascendance irlandaise, ma grand-mère Berthe Doyle », écrit Perrine Leblanc.

Elle l’admet d’emblée, son processus de création et les conditions dans lesquelles il s’est exercé ont changé sa façon d’être au monde. Sa sensibilité à la nature et aux éléments a aussi été exacerbée depuis 2018, année qui l’a amenée à habiter en Gaspésie avec son amoureux. Rien d’ailleurs pour nuire à son œuvre et à sa manière d’être entière en l’abordant. Très entière. Pour un prochain projet, qui va couvrir 200 ans, elle a appris à jouer d’un instrument ancestral, à tisser et à tricoter, un anxiolytique qui la calme, un nœud à la fois. Donc, si ses ami.es Facebook peuvent désormais lire son dernier-né, ils peuvent aussi voir la splendeur de ses accomplissements en tricot. Ces jours-ci, elle se tricote une robe qui sera prête pour l’automne. Avec son teint de porcelaine et ses longs cheveux marron foncé, le vert forêt lui ira à ravir. Elle pourra l’enfiler pour recevoir ses prix littéraires. Ça, c’est moi qui le prédis en souriant. Je n’ai rien parié avec elle, mais « secrètement », j’espère recevoir un foulard s’il s’avère que j’ai raison. Le vert forêt m’irait pas mal aussi.

Photo : © Justine Latour

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