Sur le bandeau de Tout est ori, on peut lire : « L’un des meilleurs romans québécois des dix dernières années. » Je suis à l’origine de ce commentaire, puisque j’étais membre du jury du prix Robert-Cliche 2021. Après la relecture dudit roman pour préparer la rencontre avec son auteur, Paul Serge Forest, je réitère mes propos : Tout est ori est déjà un incontournable de la littérature québécoise.

La première chose qui m’a frappée en terminant la lecture de Tout est ori est son aboutissement. Je peinais à croire qu’un primoromancier ait pu mener à terme un ouvrage autant construit et solide, aux intrigues aussi finement imbriquées et portées par des personnages à ce point complexes et surprenants. Au moment de désigner le vainqueur du prix Robert-Cliche, avec le libraire Olivier Boisvert et l’auteur et animateur Stanley Péan, j’ai assisté aux plus courtes délibérations de ma vie; enfin, il n’y a pas eu de délibérations, le prix devait aller à Tout est ori.

La deuxième chose qui m’a surprise en relisant Tout est ori est le fait qu’un inconnu, une personne « extérieure » au milieu littéraire ou culturel — Paul Serge Forest est médecin et écrit sous pseudonyme —, ait pu composer un roman aussi puissant et évocateur. Quelque 450 pages tassées et touffues, bourrées de références littéraires, scientifiques, maritimes, nipponnes; le livre d’un grand lecteur et d’un grand intellectuel.

Ayant grandi à Baie-Comeau, sur la Côte-Nord, l’écrivain a planté son roman dans une version imaginée du village de Baie-Trinité, non loin de sa ville natale, au cœur de la famille Lelarge, propriétaire des pêcheries du même nom. L’arrivée d’un mystérieux ingénieur japonais friand d’oursins, Mori Ishikawa, venu soi-disant pour le compte du Conglomérat des teintes, couleurs, pigments, mollusques et crustacés d’Isumi, fait dériver d’abord subtilement, puis franchement les plans commerciaux des Lelarge. Des phénomènes scientifico-météo-maritimes inexplicables se multiplient dans le village et le responsable local du Programme canadien du contrôle de la salubrité des mollusques, Frédéric Goyette, mène l’enquête aux sources de l’ori, substance dont je ne veux pas dévoiler ici la nature exacte pour ne pas divulgâcher l’intrigue du roman. Mais c’est main dans la main avec les « princesse[s] héritère[s] du peuple des fruits de mer », notamment la cadette Laurie, mais aussi sa sœur Florence Lelarge, que Mori pourra déployer son empire et écraser celui de la famille nord-côtière.

Le paysage est immense et la plage, infinie. La langue, quant à elle, est jouissive et l’humour, omniprésent. « Je voulais créer un univers à côté de l’univers : invraisemblable, déjanté. Je voulais que ce soit drôle, mais intelligent, non nocif pour l’intelligence, comme disait RBO. » L’humour grinçant, les jeux de mots désopilants, les boutades drolatiques… Paul Serge Forest ne se prive pas pour en mettre dans la bouche de ses nombreux personnages.

Travail de fond
En discutant avec lui, je comprends que Forest a toujours écrit. Et qu’il connaît ses classiques grecs. Tout est ori est son troisième livre, mais le premier à être publié. « J’avais eu des commentaires positifs d’éditeurs sur mes autres manuscrits, mais avec Tout est ori, je me suis dit : “Ne lâche pas, tu ne pourras pas faire mieux” », explique le « jeune auteur » de 36 ans encore sous le choc de l’attention médiatique et de l’accueil explosif réservés à son « premier roman ».

« Tu connais le principe des 10 000 heures? », me demande Forest alors que je l’interroge sur son rituel d’écriture. « J’ai fait mes devoirs et je prends énormément de notes », ajoute-t-il. Bien sûr, il y a eu le travail d’édition avec Mélikah Abdelmoumen, éditrice à VLB, mais ce roman, Paul Serge l’a écrit seul, et il a mis quatre ans pour y arriver, deux ans d’écriture, et deux années de réécriture, avant de le soumettre au prix.

Pour lui, l’intelligibilité et la limpidité du texte sont primordiales, et le processus d’édition étalé sur neuf mois a rendu la forme plus lisse, plus fluide : « Tout le temps de l’écriture, je me suis demandé si j’allais être compris par d’autres. »

« C’est peut-être cliché, mais ma grande découverte depuis l’annonce du prix est que l’acte littéraire n’est pas d’écrire, mais plutôt la rencontre entre l’imagination d’une lectrice, d’un lecteur, et celle d’un auteur, d’une autrice. » Pour Forest, c’est au cœur même de cette rencontre-là que le livre se réalise, dans la conscience des lecteurs et lectrices. Et pour cela, « je vais réécrire autant de fois qu’il le faut ».

La culture comme barrière de corail
Les lectrices et lecteurs de Tout est ori seront ravis, c’était mon cas, de déguster les dix intermèdes informatifs glissés dans l’ouvrage et consacrés auxdits fruits de mer : les classiques crevette, crabe, moule, homard, pétoncle, et les moins connus, bourgot et bigorneau, mye, oursin, couteau, et mactre de Stimpson. Ces intermèdes renseignent à la fois sur les propriétés des crustacés et mollusques, mais permettent surtout de propulser l’intrigue, tout comme les références littéraires; de Michel Houellebecq au frère Marie-Victorin, en passant par Simone de Beauvoir ou Milan Kundera (« La connaissance est la seule morale du roman », avance l’auteur durant l’entrevue à propos de son travail), l’érudition ne sert jamais à épater la galerie, mais plutôt à donner du relief aux personnages et à faire rire les lecteurs et lectrices qui y verront un réseau délicat de clins d’œil. D’ailleurs, l’ours, animal fétiche de John Irving, fait aussi quelques tours de piste chez Forest.

Cette érudition vient d’une part de la formation médicale et scientifique de Forest. À l’instar d’autres médecins-écrivains — Rabelais, Martin Winckler, Sarah Chiche, ou, au Québec, Jacques Ferron et Nicholas Lévesque —, Forest possède une précision dans l’écriture des corps. « Il faut écrire proche du corps, des sensations, des organes, de l’anatomie. Pour moi, ce processus aide mes personnages à être incarnés. » Après tout, « comme médecin, mon travail est d’aider les gens à raconter leurs histoires et à connaître leurs récits de vie ».

Au-delà de sa formation, Paul Serge cultive une vaste culture générale qui modifie son rapport au monde, explique-t-il, et qui est nourrie par des lectures, bien sûr, mais aussi par sa participation à des groupes de génies en herbe depuis ses études secondaires : « J’aime ajouter ces informations dans mon écriture, j’aime que ce soit saugrenu, qu’il y ait du trivia, dont je suis un grand fan. »

Et le réalisme magique là-dedans? L’écrivain sourit à cette question. Si son ouvrage puise dans les codes romanesques déjà empruntés par Isabel Allende, dans ceux d’Haruki Murakami ou du maître Márquez, Tout est ori pige également dans le polar, mais aussi dans le roman d’aventures, le roman d’émancipation et le roman social. Toutes ces catégories importent peu l’auteur qui souhaite davantage « faire des belles phrases, des phrases vraies et incarnées, qui servent l’acte de narration et où l’on découvre quelque chose sur la nature humaine ».

« Je voulais vraiment devenir écrivain, j’ai toujours voulu ça, mais maintenant, qu’est-ce que je fais avec ça? », demande Forest, philosophe.

Photo : © Melany Bernier

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