Patrick Nicol fait partie des rares à pouvoir créer un roman magistral à partir de l’histoire d’un homme plate; un certain Paul, quitté par Sarah, la mère de sa fille Ophélie. Or, Paul n’est que la pointe de l’iceberg dans Les manifestations, où se superposent des couches faites de voyages dans le temps, d’apparitions surnaturelles et de célébrissimes écrivains, tout sauf ordinaires. Dans la carrière du Sherbrookois, ce onzième livre accessible et limpide n’en demeure pas moins un exploit artistique digne de la construction d’une cathédrale.

C’est souffrant. Pas de lire ce pavé de 448 pages, bien sûr que non. Ce qui est souffrant pour une lectrice fascinée par le travail de la forme et la structure d’une histoire, c’est d’essayer de saisir comment Patrick Nicol s’y est pris pour prendre une histoire contemporaine d’un père, d’une mère et de leur ado, bref, d’êtres qui vivent ce que des milliers d’autres vivent quand la lassitude du quotidien s’installe, d’y intégrer des éléments historiques sur l’histoire de la ville de Sherbrooke, de ses habitants au XIXe siècle, ainsi que d’autres, originaux, liés par exemple à la vie d’André Breton et de Victor Hugo, dont il a maintes fois été question, et, enfin, de rendre le tout passionnant et unique tout en l’enveloppant de spiritisme. Il fallait le faire, non? Juste d’imaginer l’écrivain rendre ça digeste, crédible et savoureux, ça a de quoi donner des crampes au cerveau.

« Je suis habitué à travailler sur des livres qui sont beaucoup plus courts et dans lesquels je peux jouer facilement… Ici, il a fallu faire plus de bricolage, déplacer, combiner les matériaux… je me sentais comme un artisan… », précise-t-il. Il confie par ailleurs qu’au départ, Les manifestations était construit en deux parties, mais que c’était trop aride et massif, qu’il avait peur d’ennuyer son lectorat. Puis lui est venue cette forme plus éclatée, bâtie en treize chapitres, faite de morceaux d’idées agencés dans un découpage plus serré. Le rythme n’en est que plus haletant. Bref, l’effet suspense opère comme il se doit, si bien que la fin n’est jamais ce sommet de l’Everest redouté par des lecteurs qui seraient pressés dans le temps ou qui ressentiraient cette sempiternelle envie de « légèreté ». Les manifestations ravirait probablement n’importe quel être curieux d’en comprendre plus sur lui-même et les autres, désireux de s’élever aussi.

Nos grands vides
Vous souvenez-vous des paroles « La vie c’est court, mais c’est long des p’tits boutes », que chantait Dédé Fortin sur Le répondeur? Ça me fait un peu penser au Paul imaginé par Patrick Nicol. « Il arrive que, lors de ses promenades, Paul s’arrête chez sa mère. Si elle est encore à la cafétéria, il l’attend. Le velours du divan, la poussière du coussin lui font encore du bien », peut-on lire. Comment dire? Paul est beige comme les murs d’une résidence pour personnes âgées. Sa femme le quitte. C’est à ce moment précis qu’on entame l’histoire. Qu’est-ce que Paul devrait faire de son temps? À quoi son existence pourrait-elle servir? À quoi devrait-il s’intéresser? Pendant ce temps, Sarah se réapproprie ses désirs, leur Ophélie, elle, s’intéresse aux maladies. Beaucoup trop. Ne faisons-nous pas tous plein d’affaires pour combler nos vides intérieurs?

À une autre époque, au XIXe siècle par exemple, certains comme Victor Hugo et ses proches se raccrochaient aux morts en les convoquant grâce aux tables tournantes, un élément biographique réel que plusieurs ignorent au sujet de l’écrivain de Notre-Dame de Paris qui s’adonnait régulièrement à des séances de spiritisme. « Comme lors de son dialogue avec l’esprit de Shakespeare, il voulait poursuivre l’histoire que les morts avaient commencée, il n’est donc jamais seul, lui, car il est dans l’Histoire, il est le successeur de quelqu’un, ce qui n’est pas le cas de Paul », explique l’écrivain. Cette différence de vision, de besoin d’élévation chez Paul comme chez Hugo, est marquée dans Les manifestations, démontrant ainsi que chaque vie n’est pas vouée à la même envergure, mais qu’il suffit parfois d’une toute petite étincelle pour en changer le cours. Il y a cent ans, que faisaient les gens qui vivaient dans la même ville que Paul, pour laquelle il a d’ailleurs une profonde affection? Ça tombe bien, il travaille à la Société d’histoire et de généalogie de Sherbrooke. C’est peut-être de là que viendra l’étincelle… « Paul est la caricature du bon gars, de celui qui est tourné vers les autres parce qu’il n’a pas beaucoup d’ambition personnelle, il veut juste répondre aux attentes. Puis, tout à coup, on ne lui demande plus rien. »

De la modestie
Comment se dépasser, voir plus loin quand la vision qu’on cultive de soi-même reste modeste, souvent héritée dans les transmissions des valeurs parentales ? Pourquoi avoir aussi peu de confiance naturelle, alors que d’autres vivent avec une haute opinion d’eux-mêmes, une assurance qui les pousse à se dépasser? Les réseaux sociaux ne pullulent-ils pas de selfies? À une autre époque, on n’y échappait pas, confirme l’écrivain qui enseigne aussi la littérature au Cégep de Sherbrooke. « André Breton ou Victor Hugo, je n’en reviens pas comme ils étaient sûrs d’eux. Ce sont de grands écrivains, mais il y en a eu d’autres… Ce qui m’épate, chez eux, c’est leur attitude, leur posture… Les deux, par exemple, aimaient se faire photographier, ça montre leur désir de briller », réfléchit Patrick Nicol, qui n’affiche pas ce type de confiance, bien au contraire.

« Je ne me sens pas autorisé à tout dire et à tout faire. J’ai toujours eu une sorte de scrupule à imposer 400 pages aux gens. Un petit livre discret me ressemblait plus. Mais, là, j’avais beaucoup de matière, il fallait trouver la manière », avoue-t-il. À son éditeur, il a même déposé son manuscrit, puis s’est ravisé, lui demandant de ne pas le lire finalement, qu’il allait le revoir encore. Le doute. Toujours le doute. N’est-ce pas Jules Renard qui écrivait : « Le talent, ce n’est pas d’écrire une page, c’est d’en écrire trois cents. » Voilà qui devrait apaiser quelques craintes.


Photo : © Le Quartanier, Justine Latour

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