Nullipares : Entières malgré tout

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Nullipares : Entières malgré tout
Peut-être représente-t-il l'un des derniers sujets intouchables de notre société. La femme n'ayant pas enfanté, par choix ou non, soulève encore beaucoup de questions et suscite une pléthore de réactions. Son entièreté est remise en cause, comme si le fait de n'être pas passée par la reproduction la laissait avec une part manquante et qu'elle contournait l'une de ses vocations. Dix auteures qui n'ont pas donné naissance prennent ici la plume, un des meilleurs moyens de prendre les tabous par la racine. Entrevue avec Claire Legendre, celle qui a dirigé le collectif Nullipares (Hamac).

Chloé Delaume écrit dans son roman Une femme avec personne dedans : « Contrer la peur au ventre est tout ce qui vous occupe, le remplir d’embryons : un acte anxiolytique, pour un peuple qui ne survit que sous antidépresseurs. » Croyez-vous, à l’instar de Delorme, que nos enfants sont les représentants de nos angoisses?
Je crois que ce que dit Delaume dans ce livre que j’aime beaucoup (je le cite en Avant-propos) c’est qu’on fait des enfants pour donner un sens à nos vies, et que ça nous permet d’éviter de penser (à la mort, au couple, à la solitude…). Et il est vrai qu’il faut du courage pour affronter ces démons sans enfant pour se projeter dans l’avenir, comme il faut un certain courage pour accepter le non-sens de l’existence quand on ne croit pas en dieu, par exemple. C’est quelque chose de très intime. Ne pas faire d’enfant a une dimension métaphysique, ça vous oblige à regarder la vie autrement.

Pourquoi ce jugement porté sur les femmes qui n’ont pas enfanté est-il si persistant selon vous?
C’est probablement un réflexe d’auto-préservation. Il est rassurant de penser à la pérennité des choses, de l’espèce, de nos gènes, d’imaginer que nous avons une prise sur le monde. Et il est angoissant d’envisager notre finitude. Les femmes nullipares sont souvent dans le présent, et cette idée qu’elles ne participent pas à la suite du monde (en tout cas pas de cette façon organique, mais je tiens à souligner que deux des autrices du recueil, Catherine Voyer-Léger et Martine-Emmanuelle Lapointe, sont mères parce qu’elles ont fait le choix de l’adoption) cela les met d’une certaine façon en marge de la société. Il y a donc quelque chose d’anxiogène, dans ce que représentent les nullipares. Dans ce réflexe conservatoire, il y a aussi une forme de rituel : les femmes qui ont enfanté ont souffert, se sont consacrées à leurs enfants, avec bonheur mais aussi, bien souvent, au prix de sacrifices, et reconnaître qu’on peut faire autrement serait une façon de dévaloriser leur engagement, d’interroger quelque chose qui a été pour elles une évidence. Je n’en fais pas une généralité, mais je crois que le mythe de la « nullipare égoïste » vient en partie de là.

Ce que nous défendons dans nos textes, même s’ils sont littéraires et narratifs et ne relèvent pas du manifeste, c’est qu’on peut envisager les choses autrement, qu’on peut vivre autrement, et que ce n’est pas moins bien, pas incomplet, juste différent.

« Je n’ai pas eu l’impression de refuser la maternité; elle n’était pas mon lot; en demeurant sans enfant, j’accomplissais ma condition naturelle », écrit Simone de Beauvoir dans La force de l’âge. Si les préjugés perdurent envers les femmes sans progéniture, cela peut-il supposer qu’une vie de femme à elle seule ne suffit pas?
J’aime beaucoup cette phrase et à titre personnel je m’y reconnais. La condition des femmes a tout de même changé depuis Simone de Beauvoir. Les femmes travaillent, étudient, écrivent. On considère légitime qu’elles aspirent à un accomplissement personnel, ce qui n’était pas forcément le cas il y a encore quelques décennies. Toutefois, cet accomplissement, on continue à penser qu’il passe aussi par la maternité, qu’on n’a vécu l’expérience « femme » au complet que lorsqu’on a procréé. Ce que nous défendons dans nos textes, même s’ils sont littéraires et narratifs et ne relèvent pas du manifeste, c’est qu’on peut envisager les choses autrement, qu’on peut vivre autrement, et que ce n’est pas moins bien, pas incomplet, juste différent.

Personnellement, – ce n’est pas le cas de toutes les femmes du collectif – vous avez délibérément refusé la fonction de mère qui en est une « essentiellement sacrificielle et culpabilisante ». À travers cette franchise salutaire, parce que peu exprimée, y a-t-il aussi une part de rébellion contre ce que, en tant que femme, l’on attendait de vous?
Ce texte, comme tous ceux du collectif, est un témoignage littéraire, un texte introspectif : c’est comme cela que j’ai perçu la fonction maternelle en regardant ma mère m’élever, ce n’est pas un jugement universel. J’ai toujours su que je n’aurais pas d’enfant, comme on reconnait son identité ou son orientation sexuelle sans avoir l’impression de faire un choix. J’ai grandi dans un milieu où la parole était libérée, un milieu qui me permettait de reconnaître ça en moi, mais qui, dans le même temps, me montrait des exemples de femmes dévouées, et j’ai eu beaucoup de mal à me défaire de ces modèles – ma mère cuisine tous les jours de sa vie, repasse les vêtements de son conjoint, assume toute la charge mentale du foyer, et elle est attachée à ce rôle – alors oui, ça n’a pas été simple de m’arracher à ce modèle pour venir être une nullipare solitaire de l’autre côté de l’océan. (sourire)

Si la tendance est souvent d’amalgamer la féminité avec l’enfantement et la maternité, le fait que l’on n’associe pas nécessairement le masculin à la paternité relève-t-il seulement de l’Histoire (le fait que les femmes s’occupaient du foyer) ou cela induit-il autre chose?
Je ne suis pas historienne, mais c’est le présupposé historique il me semble : le domaine d’influence et d’accomplissement de l’homme dépasse la sphère privée, le pouvoir s’exerce au-delà du cercle familial, au moins dans les classes moyennes et dirigeantes. Mais parallèlement à l’évolution de la condition des femmes qui les a vues sortir du foyer et revendiquer une forme d’exercice du pouvoir plus libre et vaste, il y a aussi un désir masculin assez contemporain de se réapproprier la sphère intime, avoir la garde des enfants par exemple, accéder à un congé parental… Depuis la sortie de Nullipares, j’ai eu de nombreuses réactions d’hommes qui se sentaient concernés pas le sujet, qui se sentaient « non-pères » que ce soit par choix ou non.

Photo : © Lou Scamble

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