Neil Bissoondath: Vérités-conséquences

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«Les secrets… Nous en avons tous. […] Nous en créons nous–mêmes un certain nombre; d'autres nous sont imposés. Petits ou grands, ils n'en sont pas moins des secrets, et nous vivons dans la terreur d'être un jour démasqués. La règle primordiale? Ne pas se faire prendre»: ainsi s'ouvre Cartes postales de l'enfer, le sixième roman traduit en français de Neil Bissoondath. Un livre sur les ombres de l'âme et les masques que chacun porte. Des masques qui peuvent libérer comme prendre au piège dans le grand jeu de vérités-conséquences.

«Je crois qu’il est impossible de ne pas avoir de secrets, explique Neil Bissoondath en entrevue. Il est possible d’être transparent, mais il faut avoir le courage de l’être et ne jamais perdre de vue la réalité. C’est ce qui arrive à Alec». C’est presque par une confession que le personnage d’Alec commence son histoire, en défaisant pour le lecteur la toile si finement tissée de ses mensonges. Il explique comment il en est venu à cacher qu’il étudiait et travaillait en décoration intérieure pour ne pas décevoir ses parents. Comment il a remarqué que les homosexuels sont bien vus dans le métier. Et comment il a adopté leurs manières pour trouver le succès, quitte à saborder au passage sa vie amoureuse. Il se retrouve avec la vie qu’il a rêvé de vivre. Mais c’est une vie mentie.

Comme lors de ses précédents livres, l’écriture est venue à Bissoondath par la voix de ses personnages. Il en parle comme d’amis, d’êtres à part entière avec leur volonté propre: «La voix d’Alec est venue en premier. Je l’ai écrit, je l’ai suivi. Tout à coup, il s’est tu et cette autre voix, Sumintra, est apparue. Je ne savais pas ce qu’il allait se passer.» En deuxième partie, donc, changement de tableau. Gros plan sur Sumintra, jeune immigrante pakistanaise de deuxième génération qui peine à concilier les désirs et traditions de ses parents et les siens. Chacun ses secrets: Sumintra se caresse en cachette, tait ses émois pour rester une bonne fille aux yeux des siens. Et lorsqu’elle rencontre Alec et en tombe amoureuse, elle se sent obligée de mener une double vie.

Le récit des deux narrateurs s’intercale de plus en plus rapidement au fil des pages. «La structure s’est imposée par les voix des personnages, explique le romancier. Parce que je n’aurais pas planifié le livre tel qu’il existe, il a une vie qui [me] dépasse. Et c’est ma satisfaction. Il fallait par contre que je sois conscient des niveaux de langue, de la voie narrative d’Alec et d’une certaine légèreté chez Sumatra qu’il fallait maintenir jusque dans le langage même.» Car Bissoondath a lui aussi dû manœuvrer parmi les cachotteries de ses personnages: «En écoutant Alec me raconter son histoire, je savais qu’il y avait des choses qu’il ne me disait pas. Je n’ai pas eu accès à tous ses coins cachés. Il me donnait ce qu’il voulait bien me donner. Par exemple, on l’appelle Alec. Ce n’est pas son nom, mais le pseudonyme inventé lors de la rencontre avec Sumintra.»

Mensonge libérateur
«Il y a des mots qui me rendent mal à l’aise, poursuit Bissoondath. Comme créer. Créer des personnages. J’ai l’impression que les personnages se créent dans l’imaginaire, qu’ils choisissent le moment où ils veulent se donner, se dévoiler.» En les suivant pour ces Cartes postales, Bissoondath a abouti à une structure plus condensée et à un récit plus concis: «Il y a cette compression parce qu’il y a beaucoup de non-dits [dans l’histoire]. Ce sont deux êtres qui se sont fa­briqué une vie de mensonges. Ils ne savent pas toujours ce qu’ils devraient dire.» Le mensonge, pour eux, signifie la liberté. La liberté d’être ce qu’ils veulent. «C’est ce que Sumintra tente de faire. Elle cherche plusieurs libertés, mais surtout celle d’être telle qu’elle veut sans l’influence de ses parents. Même si elle les aime. C’est à cause de ce besoin qu’elle commence à mentir, précise Bissoondath. Et c’est elle qui voudra casser ce carcan, [elle qui] décide de ne plus vivre dans le mensonge. C’est un acte de courage. Elle veut faire d’Alec un homme honnête, mais lui est trop pris dans son jeu pour le devenir.» La finale de ce dilemme, surprenante et terrible, laisse le lecteur pantois.

Par le personnage de Sumintra, Neil Bissoondath revient sur les faiblesses du multiculturalisme canadien. Il a lui-même goûté la médecine: né à Trinidad d’une famille originaire de l’Inde, il arrive au pays il y a plus de trente-cinq ans et réside désormais à Québec. Son essai sur la bataille entre intégration et assimilation, Le marché aux illusions, paru en 1995, avait été débattu sur tous les tons et toutes les tribunes. L’auteur en garde un arrière-goût un peu amer: «Je n’ai pas trouvé l’expérience très satisfaisante. Je préfère la littérature: je suis aussi convaincu qu’on peut dire beaucoup plus sans vouloir dire quelque chose. Pour moi, c’est beaucoup plus riche, beaucoup plus vrai, [avec] une subtilité qu’un essai ne peut permettre.»

L’écrivain voit déjà ses prochains projets. «J’ai trop de personnages qui se bousculent dans ma tête!», lance-t-il en riant. D’abord, finir un recueil de nouvelles, à demi écrit. Ensuite, s’attaquer à une idée qu’il traîne depuis vingt ans: un livre historique où il ferait revivre les grands personnages de l’Espagne du XVe siècle: «J’essaie d’aller chercher l’être humain derrière la légende. Je n’invente rien. Il n’y a pas de dialogues dans le livre, mais j’utilise les techniques du romancier pour me glisser dans la peau de ces gens qui, à la longue, ont changé le monde.»

D’ici là, les êtres noués de secrets et de mensonges des Cartes postales de l’enfer, dans la très efficace traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné, sont un des rendez-vous littéraires de la saison.

Bibliographie :
Cartes postales de l’enfer, Boréal, 248 p. | 24,95$

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