C’est fou ce qu’on s’était ennuyé de ses mots, mais aussi de ce petit sourire mystérieux de Joconde qui, avec grâce et élégance, camoufle un monde entier d’humour un peu noir et de lucides réflexions sur ses contemporains. Neuf ans après Êtes-vous mariée à un psychopathe?, on retrouve Nadine Bismuth comme une vieille amitié que le temps n’aurait pas altérée. Avec ses personnages nuancés qui ne nous amènent pas où on les aurait attendus, Un lien familial décape la place du couple et de la famille dans notre société. Ce qui grouille sous le vernis n’est pas reluisant, mais si salvateur à lire. Rebonjour à celle qui tourne délicieusement le fer dans la plaie. Lentement et affectueusement. 

Qu’ils s’appellent Magalie, Mathieu, Karine, Guillaume, Isabelle, Olivier, Katia, Romane, Julianne, Annabelle, Charlotte, Monique, André, qu’ils soient boomers, X, Y, Z ou alpha, ces personnages tirés du plus récent opus de Bismuth, mais d’abord de son imaginaire foisonnant, ne sont pas au bout de leurs peines en ce qui concerne l’état du couple, des familles qui en découlent et la manière dont nous devons les redéfinir, leur donner un nouveau sens en cette époque d’amours jetables, magasinables, recyclables, alléluia.

Et nous ne sommes même pas dans une dystopie ici, grand Dieu non! Le thème sur lequel s’attarde ce coup-ci « l’anthropologue » auteure est bel et bien ancré dans le présent, réunissant des êtres pouvant sembler si réels qu’ils pourraient avoir été calqués sur nos voisins, parents, amis, ou sur nous-mêmes que ça ne nous étonnerait même pas. La jeune quadragénaire fait d’ailleurs partie de ces fines observatrices de leur modernité, de ces créatrices multisensorielles, capables d’absorber ce qui les entoure et d’en restituer ensuite un portrait crédible à la manière de ces peintres qui ont, de tout temps, réussi en faisant ressortir tant de choses en quelques coups de pinceau. Il faut que la fiction serve aussi à ça : ébranler et se remettre en question. Bien sûr, le regard philosophique de la Montréalaise sur la vie n’est jamais appuyé, et elle ne se poserait certainement pas en donneuse de conseils moralisatrice, bien au contraire.

Fiction pure
Il y a cette même force tranquille qui émane de ses textes et qui fait que jamais elle ne regarde de haut ses protagonistes, ni ne les juge, se contentant de rapporter leurs propos, sans qu’on la sente trop derrière en tant que Nadine Bismuth la mère, Nadine Bismuth l’amie, Nadine Bismuth l’amoureuse, laissant plutôt toute la place à cette sacrée fiction qui, ici, fait entendre en alternance les voix de Magalie, 40 ans, maman, designer de cuisines en couple avec Mathieu, le père de sa fille, un avocat qui la trompe, et celle de Guillaume, policier et père célibataire de Sainte-Julie dont le père sort avec la mère de la designer. « Je voulais que ce soit un roman d’amour, certes, mais il me semblait important que le quotidien et les questionnements des deux soient mis de l’avant : d’un côté, il y a ce récit d’une solitude au masculin, de l’autre, celui d’un désenchantement au féminin… Les deux personnages sont en quête d’une connexion, mais c’est un rendez-vous manqué », exprime-t-elle.

En filigrane, un effet de suspense pas piqué des vers, les ramifications des relations de tout ce beau monde et un point de vue sur ce qu’il advient des enfants quand le couple tel qu’il était à sa formation disparaît. « En nous séparant, Mathieu et moi inculquions à notre fille de cinq ans le sentiment de la fragilité de la vie, et nous la mettions face à la menace de perdre ceux qu’elle aime. Allions-nous faire d’elle une angoissée? Nous arrachions un à un, il me semble, les fils de fer barbelé de cette précieuse clôture censée protéger les enfants du gâchis du monde adulte », écrit-elle. « Je voulais qu’il y ait une continuité avec ce que j’ai écrit avant; la voix qui ouvre ce roman aurait pu s’être échappée du précédent (Êtes-vous mariée à un psychopathe?). Cette fois, des enfants occupent une place, ce qui implique que les relations amoureuses ne peuvent plus être vécues comme avant leur arrivée. Bien qu’ils enrichissent la vie, ils la complexifient aussi, on ne peut plus faire les choses avec la même légèreté », réfléchit à haute voix l’auteure.

De l’arsenic et des pinis
Du côté de Bismuth, ce n’est pas parce que c’est grave qu’on ne peut pas y trouver un peu de son humour distillé ici et là comme des pépites d’or dans un champ de mines. « Sandrine dit que si elle était la blonde de Damien, c’est de l’arsenic et non de la moutarde qu’elle mettrait dans ses sandwichs, ce à quoi Damien rétorque que s’il était son chum, il les mangerait volontiers pour mettre un terme à son calvaire », peut-on lire dans un sourire. Ou encore plus loin : « Du jour au lendemain, les hommes étaient tous devenus des créatures immondes soumises à la dictature de leur pinis; c’est ainsi qu’elle prononçait le mot », note Magalie, la narratrice designer en faisant référence à sa mère, représentante de la génération des baby-boomers qui ont, eux aussi, à faire face à ces nouveaux contextes familiaux comme parents, grands-parents, voire comme êtres amoureux.

Paradoxalement, alors que le couple que la designer de cuisines forme avec le père de sa fille est à la dérive, son occupation l’oblige au même moment à accompagner ses clients dans le projet important de rénover cette pièce que Bismuth voit comme un objet symbolique de notre époque, « l’épicentre d’une maison et le lieu de rassemblement, d’échanges, de festivités ». Ce sont les circonstances de la vie qui l’ont amenée à se familiariser « plus que nécessaire » avec l’univers de la rénovation de cuisine. Ses connaissances en la matière sont d’ailleurs visibles, rendant les atmosphères aussi fascinantes que la psyché de sa galerie de personnages à la croisée des chemins. Puisqu’ils pourraient tellement nous ressembler, nous ne pouvons qu’être happés par ce roman qui traite avec singularité d’un sujet en le prenant de front. Il faut dire que Nadine Bismuth, qui a beaucoup scénarisé pour la télé ces dernières années, n’est pas une adepte des sempiternels détours. C’est aussi pour ça qu’on la retrouve dans la joie et l’allégresse.

Photo : © Julie Perreault

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