Monique LaRue : Lire et laisser vivre

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Enseignante au collège Édouard-Montpetit et membre de l'Académie des lettres du Québec, Monique LaRue brosse avec concision et sensibilité un portrait étonnamment juste de l'univers hermétique de l'enseignement, parvenant, grâce à une prose fort évocatrice, à dévoiler les véritables enjeux animant un département de français : l'amour, la douleur, la mort et l'espoir. Pendant un an, rythmée par les œuvres au programme (" De Rabelais à Camus "), l'existence de sa pléiade de personnages - tous attachants, typés et à cheval entre le monde ancien et la modernité mais bien au fait qu'en-dehors du collège et des bouquins, il y a une vie qui les attend - prouve de façon sensible que le monde d'aujourd'hui peut très bien s'accommoder de la compagnie de la littérature. La littérature n'est pas morte, au contraire ; elle a, plus que jamais, son mot à dire.

La Gloire de Cassiodore se déroule dans un milieu que la plupart d’entre nous ont côtoyés et que vous connaissez bien : le collège. Pour certains d’entre nous, cette institution prend des allures de traversée des Enfers, pour d’autres de passage obligatoire et pour quelques élus, de voyage initiatique. Quelle part de vous-même, en tant qu’écrivaine et professeure, avez-vous investie dans des personnages comme Garneau, le héros qui signe les lettres de Cassiodore le Jeune, et Pétula Cabana, cette prof de création littéraire farouche et féministe ?

Je pense que chacun des personnages principaux, Pétula et Garneau, est une part de moi. Je me suis comme divisée en deux parce qu’en moi il y avait une contradiction continuelle entre être un prof et être un écrivain. Il y a beaucoup de contradictions entre les deux et je les vivais de cette manière-là. Donc, j’ai mis en Garneau la part  » prof  » et en Pétula la part  » écrivain « , puis j’ai attendu que cela se développe et devienne quelque chose d’autre que moi. Quand j’ai eu deux personnages assez vivants en-dehors de moi, je les ai fait se côtoyer puis échanger des valeurs. C’est un peu comme ça que j’ai construit le roman : il y a une part de moi dans chacun.

Votre roman traite du monde de l’éducation. Ce n’est pas le premier qui l’évoque certes, mais c’est un des plus évocateurs de cet univers que plusieurs considèrent rébarbatif. Avez-vous craint d’être taxée de pamphlétaire ?

Non, car je ne crois pas que La Gloire de Cassiodore soit un pamphlet comme tel. Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment écrit de pamphlet puisque, dans ce genre, on veut attaquer alors que ce n’est pas ce que je fais dans ce roman. Je décris mon milieu de travail et je l’ai fait avec beaucoup de soin – en tout cas de mon côté de la clôture – pour transformer suffisamment ce milieu afin d’en garder l’essentiel mais pas les détails. Ce travail-là, mine de rien, oblige à se demander ce qu’est un collège. Pas mon collège mais un collège, et aussi ce qu’est un professeur. Donc, en ce sens, c’est dans le travail même de transformation qu’on réfléchit sur le milieu dans lequel on évolue.

En ce début de troisième millénaire, comment entrevoyez-vous l’avenir de l’enseignement des lettres ? A-t-il encore sa place dans le monde moderne ?

C’est un peu le plaidoyer que fait mon roman : montrer que, plus que jamais, la littérature a sa place. Il est évident que je prêche à des gens assez convaincus puisque ce sont des gens qui lisent qui vont d’abord être les premiers récepteurs de mon message. Malgré tout, ce n’est pas si évident que l’on reconnaisse la place de la littérature ; elle est toujours remise en question. Ce que j’essaie de montrer, alors, c’est qu’elle transmet un bagage humain qu’on ne peut pas ne pas transmettre, quels que soient les circonstances ou le siècle où on est rendu. C’est le devoir de l’humanité de transmettre son héritage. À mon avis, il faut se demander comment le faire et non si on doit le faire.

D’où cette bataille qui sous-tend toute l’histoire entre les professeurs tenants des lettres classiques et ceux qui prônent les romans modernes, et également entre les fonctionnaires et administrateurs, qui sont ici opposés aux créateurs. Le milieu du collège ressemble-t-il vraiment au portrait dichotomique que vous en faites ?

Mais non, c’est un roman ! Heureusement ! Dans la réalité, il y a moins de batailles et de dichotomies que celles que j’ai mises en scène. C’est sûr que pour faire de l’art, il faut d’une certaine manière exagérer un peu le trait et ensuite le simplifier sinon on obtient un fouillis comme dans la réalité. Mais il y a des discussions importantes qui se passent dans les collèges. Ces discussions sont toutefois très répétitives car leur objet est trop évanescent. Personne n’a jamais eu de recette pour savoir comment transmettre la connaissance et à chaque moment de l’histoire, on se le demande et on craint de ne pas réussir à le faire. Mais cette vie-là me semble palpitante et j’ai essayé de montrer qu’elle l’était, ce qui n’a pas été une chose facile.

Lorsqu’on découvre l’origine du véritable Cassiodore, ce fonctionnaire romain qui a consacré les temps libres de sa retraite à enseigner l’écriture à des moines illettrés par le biais de la réécriture de certains passages de la Bible, on peut penser qu’il a été l’instigateur de votre roman. Comment avez-vous découvert ce personnages historique ?

Je dois vous avouer que je ne me souviens pas comment je suis tombée sur ce personnage de Cassiodore. Probablement que j’ai d’abord trouvé son nom assez beau et que je suis restée ainsi en contact avec lui. Mais ce qui m’avais aussi frappé, c’est qu’il a été un pont assez important, quoiqu’inconnu, dans l’histoire des lettres. Il me semblait représenter tous ces gens anonymes qui contribuent à ce que l’humanité soit ce qu’elle est. Dans ce sens-là, Cassiodore collait bien à mon personnage de Garneau, quelqu’un vivant dans l’ombre, qui transmet ce qu’il peut transmettre et qui travaille à cela sans vouloir de gloire.

Gustave Garneau, s’inspirant de Cassiodore, va écrire des lettres qui feront de lui le chantre de l’éducation et qui, au soir de sa retraite, lui feront connaître une gloire éphémère mais très médiatisée. Pourtant, dans votre roman, l’écriture ne semble pas réussir à tout le monde. Que penser d’un personnage comme Pétula qui, après avoir connu un certain succès littéraire en publiant une auto-fiction, trouve refuge dans les bras de Vézeau, un collègue de longue date ?

Pétula représente la part artiste qui est en moi. Elle se remet en question en tant qu’écrivain et voit bien qu’elle a peut-être écrit pour des raisons qui n’étaient pas assez profondes. Pétula doute profondément de son engagement face à l’écriture. Elle qui avait toujours méprisé l’enseignement, qui avait toujours dit que cette carrière n’était pas digne de sa vie car elle voulait être un écrivain connu va, à la suite d’une crise assez grave, se rendre compte que, finalement, elle est bien dans une classe. Les étudiants devant elle lui apportent beaucoup et elle trouve beaucoup de plaisir et de réconfort dans l’humble travail de corriger des copies. Et c’est comme ça qu’elle échange des valeurs avec Garneau, qui lui-même était quelqu’un qui n’avait jamais voulu devenir célèbre et qui va le devenir malgré lui. Il y a une certaine ironie dans la construction du roman. Une ironie vis-à-vis moi-même qui est toujours divisée en deux : suis-je un écrivain ou un professeur ?

Le succès médiatique que connaît Garneau, dans ce reality show qui constitue l’une des plus belles scènes du roman, très drôle et colorée, nous fait nous interroger à savoir si la littérature peut s’accommoder des exigences médiatiques d’aujourd’hui ?

J’ai voulu cette scène drôle, ironique et hautement improbable car je ne crois pas qu’il soit possible, actuellement, qu’un humble professeur de collège devienne la vedette d’une émission de télévision ! Ce que j’ai voulu montrer, c’est que certains problèmes importants de la société ne sont pas touchés par le monde médiatique. Et c’est bien dommage ! Je pense que dans les médias eux-mêmes, il n’y a absolument rien qui est incompatible avec l’intelligence, le savoir et la littérature. Mais pour le moment, on n’a certainement pas encore trouvé la formule idéale. Peut-être qu’il devrait y avoir des gens à l’intérieur du milieu des médias qui s’intéressent à cette importante question car ils représentent des moyens de transmission extrêmement puissants.
Alors pourquoi ne pas les faire servir à des choses intelligentes ? Je ne dis pas que ce qui se passe dans les médias n’est pas intelligent, absolument pas, mais on pourrait certainement travailler dans ce sens-là…

En fait, le professeur travaille peut-être trop dans l’ombre si on le compare aux médias, qui eux, se contentent de transmettre leur lot de mauvaises nouvelles et quelquefois de bonnes. Il faudrait peut-être trouver un système pour transmettre ce savoir, le rendre intéressant et surtout le faire sentir utile…

Oui. Je me demande comment il se fait qu’avec de tels moyens, les ordinateurs, Internet… c’est incroyable tout ce que l’être humain a à sa disposition ! Mettons-nous à la place de Leonard de Vinci. En pleine Renaissance, s’il avait eu entre les mains tout ce qu’on a aujourd’hui, il aurait trouvé cela incroyable. On devrait peut-être prendre conscience de la puissance des instruments qu’on a et essayer de les faire servir à l’intelligence de l’homme. D’une certaine manière, on méprise cette dimension de l’être humain. Personnellement, je trouve que c’est un des grands plaisirs de l’existence que d’être intelligent et que d’aimer la connaissance. C’est un plaisir qu’on devrait transmettre, faire partager.

Et malgré tout cela, l’existence de plusieurs émissions télévisuelles, radiophoniques, de magazines et de journaux consacrés à la littérature, les lettres conservent toutefois leur caractère élitiste. Rendre la littérature intéressante, accessible et la faire sentir utile reste un mystère…

Oui, il y a effectivement une sorte de mystère. Dans leurs classes, les professeurs – certains mais pas tous – réussissent à faire passer la littérature et à la rendre intéressante. Je crois que c’est une question qui relève de l’art. Un jour, quelqu’un trouvera. Un être humain qui aura la manière de le faire et qui cherche à faire cela. Mais il y a aussi le public, qu’il faut continuer à initier, en classe, à la littérature. C’est d’ailleurs un des cris d’alarme de Garneau de dire que lorsqu’il n’y aura plus d’enseignement de la littérature, il n’y aura plus de lecteurs et que lorsqu’il n’y aura plus de lecteurs, il n’y aura plus de littérature. Deux choses doivent être faites : on pourrait augmenter le niveau de connaissances littéraires des gens plutôt que de simplement se battre pour le minimum, et par ailleurs, on pourrait penser qu’en cherchant, on trouvera certainement la clé de ce mystère…

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