C’est en quelque sorte au zona qu’elle doit ce premier roman. Comme un drapeau rouge brisant la folie de son quotidien chargé, la douloureuse infection a récemment forcé l’écrivaine de Québec Mireille Gagné à faire le point sur son rythme de vie effréné, à ralentir la course avant de tomber dans l’abîme. Et si, justement, elle ne s’était jamais arrêtée, que se serait-il passé? Ainsi naquit Diane, l’héroïne possédée de cet épatant opus intitulé Le lièvre d’Amérique, un portrait métaphorique d’une modernité mortifère.

Bien sûr que nous sommes plusieurs à vouloir briller, réussir, nous dépasser, accélérer le pas, grossir les rangs enivrants de la société de performance néolibérale, étirer l’élastique plus, plus, plus encore… « Je me suis demandé ce que ça donnerait si je l’étirais jusqu’à le casser, ce fameux élastique. J’ai imaginé une Diane à qui je fais faire ça. C’est là que m’est aussi venue l’idée de la modifier génétiquement, de lui insérer un gène de lièvre pour la rendre encore plus performante », explique Mireille Gagné, jointe dans sa demeure familiale de Québec.

Contrairement à sa nouvelle collègue parfaite qu’elle jalouse, qui travaille jour et nuit, termine au moins deux dossiers de plus par jour sans jamais être cernée, en restant toujours fraîche et dispose, drôle et sociable, adulée par le patron, l’implantation génétique digne de la science-fiction que la fameuse Diane, employée motivée, subit de son plein gré aux mains d’une médecine, qu’on pourrait presque imaginer possible sous peu, ne se déroule pas exactement comme prévu. « Elle voit bien que dans sa peau à elle, il n’y a pas de frontière; le lièvre veut sortir, se déployer », note l’autrice. À travers sa plume, le « dérapage » est grandiose, donne une teneur à la fois hors norme et tout de même crédible à cette fiction inspirée d’obsessions contemporaines bien réelles.

Saint lièvre d’Amérique
Les plus ambitieux d’entre nous pourraient même se surprendre à le désirer, ce fameux gène, à s’imaginer sous l’emprise des facultés de ce lièvre d’Amérique dont la nature rapide ne connaîtrait pas de limites dans la société humaine. Tout ce qu’on pourrait entreprendre en une journée… « Diane n’a éprouvé aucune sorte de fatigue de toute la journée, ni dans son corps ni dans son esprit. Sa concentration et ses réflexes étaient également accrus. Ce nouvel état lui laisse entrevoir des perspectives hautement prometteuses. Elle réfléchit à tout ce qu’elle accomplira. Toutes les tâches auxquelles elle vaquera. Tous les dossiers qu’elle mènera de front. Tous les échelons qu’elle gravira. Les conseils d’administration sur lesquels elle siégera. Le réseautage auquel elle s’adonnera sans fin. Peut-être se dénichera-t-elle un deuxième emploi? », lit-on dans Le lièvre d’Amérique.

Or, la vraie nature devient parfois plus forte que tout, oblitérant les désirs de dépassement pour un inéluctable retour aux sources : revenir sur les lieux de l’enfance, voir ce qu’on y a laissé de soi, éparpillé, et qu’il est temps de remettre en forme. « Pourquoi nous mettons-nous la barre si haut? Pourquoi voulons-nous tant atteindre la perfection dans tout? Dans les lunchs, l’épicerie, le ménage, le travail… Comme autrice, on veut ben trop… De me remettre les pieds sur terre, justement avec la nature, je pense que c’est ça qui me ground le plus : c’est le retour là où tout a commencé », confie, presque à bout de souffle, l’écrivaine qui est aussi une professionnelle de la culture et des communications, conjointe, amie, mère de deux fillettes, aussi poète et nouvelliste pleinement investie dans la création littéraire et dans l’envie de s’y adonner autant qu’elle le voudrait.

La paix du cœur
Nul doute donc que pour elle, la paix du cœur s’installe entre autres en retournant à L’Isle-aux-Grues, qui l’a vue naître en avril 1982 d’une mère enseignante au primaire et d’un père guide de chasse qui, jusqu’à sa mort en 2011, connaissait le langage de la nature et l’interprétation de ses plus grands mystères. « Mon père vient d’une lignée d’hommes forts qui connaissent la nature. Il regardait dehors, lisait les nuages. Il avait comme un baromètre intérieur, il prédisait, il savait », se souvient-elle. L’épigraphe du roman rend d’ailleurs hommage à Rosaire Gagné : « Quand l’temps s’couvre au nord, qu’le vent vient du nordet, qu’les chars crient pis qu’l’horloge change de son, ça veut dire qu’l’mauvais temps s’en vient. »

« Il faisait partie de ces hommes libres. Contrairement à nous qui sommes toujours en attente des marées dont dépendent les traversées, les habitants de l’île, eux, vivent en lien avec les éléments, savent que ce n’est pas eux qui décident », poursuit-elle.

Il n’est pas étonnant qu’en marge de l’écriture du Lièvre d’Amérique, la romancière qui a quitté l’île dans l’enfance pour embrasser un quotidien plus courant dans la Vieille Capitale ait ressenti l’envie de réinvestir les lieux, le temps de s’imprégner de l’espace auprès de son oncle Gilles, frère de son père, qui y réside toujours et qui a même côtoyé l’unique Jean-Paul Riopelle, figure emblématique de L’Isle-aux-Grues jusqu’à son décès en mars 2002.

En plus de valider certaines informations liées aux magnifiques évocations de la nature sauvage qui jouxtent la transformation de l’héroïne, Mireille Gagné a fait d’autres constats déterminants. « L’écriture a pris plus de place dans ma vie ces dernières années et, en ce sens, je vais devoir prioriser certaines facettes, je ne peux pas tout mener de front. » L’automne s’annonce chargé, puisqu’en plus de la parution de ce premier roman qui risque de susciter beaucoup d’intérêt vu les thèmes abordés qui s’arriment à l’air du temps, un nouveau recueil de poèmes, Le ciel en blocs, est aussi attendu aux Éditions de l’Hexagone (en librairie dès le 28 septembre).

D’ailleurs, l’élan poétique naturel de l’écrivaine (Les oies ne peuvent pas nous dire, Les hommes sont des chevreuils qui ne s’appartiennent pas, Minuit moins deux avant la fin du monde) qui traverse Le lièvre d’Amérique est porté par une écriture minimaliste sans fioritures, par un souffle court dans lequel chaque mot trouve sa juste place. Des images significatives nous obsèdent longtemps après la lecture de ce titre qui fait partie de ceux que nous nous promettons de relire pour y trouver des résonances différentes au gré des aléas de la vie, du retour des inexorables obsessions malsaines qui nous guettent toujours dans le détour. À relire vite, donc. Si seulement un lièvre d’Amérique sommeillait en chacun de nous…

Photo : © Laurence Grandbois-Bernard

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