Michel Tremblay : L’année de l’amour… et des débordements

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On connaît la chanson : « En 67, tout était beau / c'était l'année de l'amour, c'était l'année de l'Expo… » C'est aussi l'année où le Québec s'ouvrait sur le monde et troquait un peu de son innocence, voire de sa virginité, contre une nouvelle maturité. Enfin, c'est l'une des idées qui se dégage du plus récent roman de Michel Tremblay, Le Cahier rouge, dans les pages duquel on retrouve Céline Poulin, la sympathique naine qui rêve de devenir écrivaine, mais travaille comme hôtesse au Boudoir, un bordel de travestis…

On a l’impression que ce livre, c’est l’occasion de vous refaire une jeunesse ; d’abord en revisitant la vôtre, en mettant en scène vos personnages fétiches comme la Duchesse de Langeais, mais aussi en poursuivant cette cure de jeunesse que vous avez imposée à votre œuvre.

En commençant ces nouvelles chroniques, j’avais l’intention d’écrire en parallèle du théâtre que j’ai fait jouer de 1965 à 1977 (Les Belles-Sœurs, Sacrée Manon, Damnée Carmen). Je reviens à ces années-là, mais au lieu de faire vivre une femme qui ne peut que hurler son malheur, j’ai choisi une héroïne à qui je donne une clé, la même que j’ai eue, moi : celle de l’expression. Et c’est encore plus évident, je pense, dans ce deuxième volet que dans Le Cahier noir, où on sentait surtout le besoin de s’exprimer. Ici, Céline découvre le plaisir de l’écriture, un plaisir qu’elle ne soupçonnait même pas.

Dans L’Actualité, Gilles Marcotte vous reprochait le fait qu’un personnage d’origine aussi modeste que Céline puisse avoir le vocabulaire et la culture que vous lui prêtiez…

J’ai trouvé ce commentaire selon lequel quelqu’un qui est issu de ce milieu est incapable de penser, de lire, d’aspirer à devenir autre, ou de créer, très méprisant pour les ouvriers. Gilles Marcotte semble avoir eu des problèmes avec cette idée toute sa vie, parce qu’il est un universitaire et qu’il n’arrive pas à accepter que quelqu’un puisse devenir écrivain sans passer par la cuisse de son Jupiter. M. Marcotte a dit beaucoup de bien de mes Chroniques du Plateau Mont-Royal, mais il a aussi écrit qu’il y avait plus de littérature dans une seule page de Ducharme que dans l’intégrale des Chroniques.

Quels sont les souvenirs les plus vivaces que vous gardez de l’Expo 67 ?

Plus que l’Expo elle-même, c’est l’idée de l’irruption du monde extérieur dans notre « p’tit monde » que je retiens. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais le roman se divise en deux parties : dans la première, le monde extérieur vient visiter mes protagonistes du Québec ; dans la seconde, ce sont mes héros qui sont plongés dans la nouvelle réalité, qui y cherchent leur place. Le souvenir le plus vivace que je garde donc de cette époque, c’est l’ouverture à l’Ailleurs, à l’Autre, à l’Étranger. Il y avait eu la télévision une quinzaine d’années avant, qui nous avait appris qu’on n’était pas seuls au monde, puis il y avait ce grand party que je conçois bien plus comme un party culturel que comme un rencontre industrielle. Ce qui m’intéressait le plus, c’est donc la venue de la culture dans mon monde, qui m’a ouvert des possibilités.

Cet été-là, c’est tout le Québec qui, d’une certaine manière, a perdu sa virginité, non ?

Oui, dans un énorme party ! C’est drôle que vous disiez ça, parce que j’avais justement envie dans ce roman de donner à Montréal une raison de baiser, parce qu’elle n’en avait pas, parce que le maire Drapeau avait, un an auparavant, fait un nettoyage absolument éhonté de la main et de tout le quartier environnant. Il y a même un type qui avait voulu ouvrir un cabaret sur le site de l’Expo, et à qui on avait refusé le permis. Alors j’ai inventé ce qui aurait le plus choqué Drapeau et les organisateurs de l’Expo, c’est-à-dire ce bordel de travestis, et de le mettre à la mode. Le Boudoir, c’est une cellule de diversion dans un monde très poncé, aseptisé. Mais pour en revenir à la question, cette époque marque à la fois la fin de la Grande Noirceur et la perte de notre virginité, avec des gens de deux camps adverses qui se croisent constamment.

Cette époque est celle de bouleversements sociaux impensables quelque temps auparavant : la visite de Charles de Gaulle, les émeutes raciales aux États-Unis. Croyez-vous que ce fut une période fascinante pour y vivre sa jeunesse et rêver un peu, comme Céline, d’un monde différent?

Absolument. Et c’est vrai pour n’importe quelle génération qui traverse des grands bouleversements sociaux. Par exemple, ce devait être bien plus intéressant d’être à Paris en 1789 qu’après la terreur de 95. On ne peut pas présumer de ce que nous serions devenus sans l’Expo, sans de Gaulle, sans tout ça, mais il est clair que les années 60 n’auraient pas été les mêmes pour nous.

Qu’est-ce qui fascine encore tant dans l’univers des travestis, et qu’est-ce qui le distingue ou l’apparente à l’univers des acteurs ?

Oh, c’est la même chose ! On accepte des travestis un tas de choses qui seraient considérées inacceptables ailleurs, comme on le fait pour les gens de la scène. Je donne toujours l’exemple des marionnettes au Moyen Âge : quand on voulait critiquer la société, on le faisait plus aisément avec une marionnette. Encore aujourd’hui, quand on va au Cabaret à Mado, en particulier quand Mado est là, on peut entendre des critiques sociales d’une virulence, d’une impertinence extrême qui passent comme lettres à la poste à cause du masque, du déguisement… Ce côté carnavalesque de mon roman était essentiel, cette idée d’avoir la permission, une fois par année, de déculotter le roi.

Faut-il voir dans cet univers de faux-semblants une métaphore, une allégorie du Québec ?

C’est probablement un peu juste, mais je ne l’ai pas fait de manière délibérée. Je l’ai fait au théâtre avec Hosannah, où un peuple déguisé procédait à un strip-tease. Il y a peut-être des relents de ça dans mon nouveau livre, mais je n’ai vraiment pas cherché à insister là-dessus.

Bibliographie :
Le Cahier rouge, Leméac/Actes Sud
Le Cahier noir, Leméac/Actes Sud

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