Michael Ondaatje : Un beau grand bateau

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Michael Ondaatje dépose sa valise dans une minuscule cabine sans hublot du paquebot Oronsay pour trois semaines de coups pendables, d’indiscipline et de flirt avec la liberté en compagnie d’un petit garçon baptisé… Michael. Initiatique équipée dont le monument de la littérature canadienne nous entretient.

C’est la DPJ qui se saisirait subito presto du dossier si un tel scénario devait se dérouler aujourd’hui. Imaginez les épithètes dont on affublerait les insouciants parents qui laisseraient leur petit garçon à lui-même et à la mauvaise influence de ses malfaisants camarades pendant trois semaines sur un paquebot, avec pour seul projet le farniente et la recherche de sensations fortes. C’est pourtant le voyage que raconte Michael Ondaatje dans La table des autres, celui de Michael (tiens donc), qui quittera son Sri Lanka natal pour rallier la lointaine Angleterre où vit sa mère. « Ça a été un vrai plaisir de placer ce garçon de 11 ans dans des situations alarmantes, explique le grand écrivain canadien, joint par courriel il y a quelques semaines. Nous sommes très prudents avec tout de nos jours. Je crois que mon portrait est assez réaliste, compte tenu de l’époque à laquelle se déroule le roman [les années 50]. J’ai moi-même vraiment voyagé seul lors d’une traversée semblable. C’est un cadeau, d’une certaine manière, que de faire l’expérience d’une telle liberté. »

Notez le choix de mots, « traversée semblable », avec l’accent sur l’adjectif, qui n’est pas innocent, Ondaatje ayant tenu, dans une note posée à la fin de la version originale du roman (joliment intitulé The Cat’s Table), à affirmer la nature fictive du livre, même s’il a lui-même franchi mers et frontières à l’âge de 11 ans, entre Colombo, le Sri Lanka et l’Angleterre. Un petit jeu de mystification auquel l’auteur du Patient anglais a visiblement pris beaucoup de plaisir. « J’ai inventé le voyage d’un garçon qui aurait pu être moi, mais qui ne l’est pas vraiment, affirme-t-il. Je me souviens très peu de mon voyage personnel, j’ai seulement récupéré cette idée d’une traversée de vingt et un jours, en semant ici et là des indices qui pointent vers moi. J’ai aimé façonner le point de vue du garçon, qui est précis et intelligent, mais également naïf et dénué de la profondeur des décisions que prennent les adultes. »

L’attachante lie de la société
Assignés à la table 76, la table des enfants, des désœuvrés et des parias en tout genre – l’attachante lie de la société, quoi –, Michael et ses amis Ramadhin et Cassius feront régner leur petit cirque, jeunes mutins qu’ils sont, et tendront l’oreille aux pittoresques histoires que les grands, mi-inconscients, mi-pédagogues, leur serviront sur un plateau d’argent. Comme celles, à la fois épicées et poétiques, de Mr Mazappa, jazzophile enflammé titulaire du piano-bar sur le bateau, qui initiera Mynah (c’est le surnom du jeune Michael) à la musique de Sydney Bechet.

Émouvant extrait : « Il mit un 78 tours et chantonna l’air tout en soulignant les incroyables improvisations et morceaux de bravoure. « Tu vois, il secoue la musique. » Je ne comprenais pas, mais j’étais émerveillé. Mazappa m’indiqua les fois où Bechet faisait réapparaître la mélodie, « comme le soleil sur le sol de la forêt », a-t-il dit, je m’en souviens. » De belles mauvaises fréquentations, improbables ailleurs que dans la prison d’un paquebot fendant les eaux, qui feront peu à peu basculer l’enfant dans l’âge adulte.

Les anecdotes invraisemblables et autres glorieuses histoires que l’on vous a racontées petit ont-elles influencé votre parcours d’écrivain, demande-t-on à Ondaatje? « Comme j’étais le plus jeune de la famille, explique-t-il, je suppose que j’en ai appris beaucoup en entendant des choses par hasard, et en déformant ce que j’entendais. En tant qu’écrivain, j’écoute beaucoup les autres, sans gêne. C’est la seule manière de sortir de sa propre expérience personnelle. »

Roman picaresque, récit d’initiation, carnet de bord : La table des autres convoque toutes ces étiquettes, mais se veut essentiellement une ode, couverte d’un élégant voile de mélancolie, à la vraie vie qui attend toujours d’être embrassée dans le noir, à la dérobée, dans l’accotement de l’existence où fleurit le grisant plaisir de désobéir. « C’est drôle quand même, une cat’s table [d’après le titre original de son roman, littéralement table de chats] peuplée d’underdogs [de laissés-pour-compte], s’amuse Ondaatje, en jouant sur les mots anglais chien et chat. J’aime les marges, j’aime la périphérie. Et les outsiders sont toujours plus attrayants pour les enfants. Ce sont des gens libres qui n’ont aucun pouvoir et qui sont donc forcément plus intéressants. Quelqu’un de très sage a déjà dit : “Personne n’a jamais eu une bonne idée dans un costard”. »

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