« Disciple » de Serge Doubrovsky, père de l’autofiction mort il y a un an, l’écrivaine, militante, pédagogue et mère aimante Mélikah Abdelmoumen ne manque pas d’espaces cultivables pour créer. Expatriée pour suivre l’amour, elle a puisé dans son expérience d’immigrante pour écrire Douze ans en France, un récit empreint de fragments d’existence et de réflexions tissés de main de maître comme une fine et rigoureuse broderie française, singulière dans le paysage québécois.

C’est vrai que je n’ai pas vu beaucoup de ce type d’essais autobiographiques apparaître ces dernières années à ma porte de journaliste littéraire. Entre autres inspirée par les styles des écrivains James Baldwin et Ta-Nehisi Coates, qui ont tous deux exploré les questions de racisme, d’exclusion, d’origines et d’exil, notamment, l’auteure d’origine saguenéenne, née dans les années 70, de père tunisien et de mère québécoise, semble avoir trouvé le dosage idéal entre l’expérience personnelle et celle plus universelle pour raconter son immigration à Lyon, à travers de courts chapitres qui font des allers-retours dans le temps. Une immigration « ordinaire » faite de passages à vide, de portes closes, de complexité, de chocs culturels, d’angoisse, mais aussi de moments d’ivresse et de plaisirs divers vécus à travers ses douze années en terre « d’accueil » au pays de son mari, le père de son fils, qu’elle a suivi en France avant de revenir au Québec s’installer dans le quartier Villeray à Montréal, avec lasmala, dans une charmante maisonnée où elle m’offre panettone et café à travers les premières lueurs du printemps, les grandes bienvenues, qui réchauffent sa salle à manger nouvellement aménagée.

Au premier plan
Partie vivre en France en 2005, Mélikah Abdelmoumen a vu de plus près les attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher, de Paris et de tous les tragiques autres qui ont secoué le monde entier que si elle était restée dans notre Belle Province. Ces affres s’ajoutaient à la dure réalité des Roms, dont ceux qu’elle a pris sous son aile, ainsi qu’au racisme ordinaire vu ou vécu, celui exprimé par quelques ignorants ou, plus sournoisement, par un gouvernement lourd et complexe :

« Quand vous vous tenez face à l’immeuble, il y a sur votre droite une porte vitrée, par laquelle entrent tous les immigrés venus pour des démarches touchant leur titre de séjour ou tout problème lié à leur présence sur le territoire. Elle s’ouvre à neuf heures, mais pour avoir une chance de voir votre dossier traité ce jour-là, il faut être sur place bien plus tôt. Il est impossible d’obtenir des informations par téléphone. Il n’existe pas d’adresse courriel à laquelle vous pouvez envoyer vos questions. […] Vous comprenez, on ne vous doit rien, c’est vous qui êtes demandeur, et la France vous fait une fleur. Vous n’apportez rien à la France : elle n’a besoin de personne », décrit-elle au sujet des procédures d’immigration.

Mélikah Abdelmoumen précise ses mots : « Dans le livre, il y a, comme disait mon père, “le fil des exclus” : il y a les paroles de Serge Doubrovsky, juif qui a porté l’étoile jaune pendant la guerre, il y a les Roms qui ont eu un sort beaucoup plus dur que le mien, il y a mon amie Salima qui est voilée, mes amis du book club aussi qui viennent de partout et qui essaient de faire leur place. Mais entendons-nous, au sein de la population française, il y a énormément de gens accueillants qui pourraient d’ailleurs être un modèle pour certaines personnes ici (au Québec), mais concernant l’État, ouf… La France est le pays le plus complexe, carrément fermé. Le pays ne veut pas de nous. C’est dit par la bouche des politiciens, des médias, des agents de préfecture… Les individus, c’est autre chose! »

Roms de son cœur
Parmi ces « individus », il y a ceux qui, comme elle, ont tendu la main vers les Roms, dont elle fait un portrait frappant dans Douze ans en France. « Après avoir mis en place tout ce qu’il faut pour les maintenir dans la misère, l’instabilité et l’insalubrité, on substitue à la pauvreté comme explication de leur situation l’idée de “culture”, qui n’est souvent qu’un autre mot pour dire “race”. On les rend responsables de leur misère, et puis on les use jusqu’à ce qu’ils partent enfin “d’eux-mêmes”, quitte à connaître un sort encore pire dans leur pays natal. […] En côtoyant les familles roms sans abri dans les bidonvilles, sous les ponts, dans les squats et dans les parcs de France, j’ai cru retrouver ce que George Orwell décrit dans ses textes sur les slums de son pays au début du XXe siècle, ou ce que Baldwin ou Maya Angelou disent sur les ghettos noirs de leur temps. Et ça existe toujours, et c’est à côté de chez moi, et à côté de chez vous, et je l’ai vu », lit-on.

« Mais attention, là, prévient-elle. Je ne voudrais pas qu’on pense que c’est un livre pour dire “regardez comme la France est terrible, nous, au Québec, on est mieux! C’est pas ça… », insiste l’auteure qui n’a jamais vu ailleurs qu’en France une lutte citoyenne aussi forte. Une tradition qui l’a attachée à ce pays pour la vie, étant elle-même une femme engagée socialement, que ce soit au sein d’organisations comme l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) ou auprès d’êtres vulnérables croisés au détour d’une rue. Quant à ces Roms dont elle parle dans son livre, en ayant pris garde de changer les noms, elle les a quittés à regret tout en continuant de prendre des nouvelles comme elle peut. Ils lui manquent. Elle en parle la gorge nouée.

Pour différentes raisons exprimées dans cet essai autobiographique fort documenté, rester à Lyon n’était plus tellement une option… « Après les attentats de Paris, j’avais sombré dans ce qui pourrait bien avoir été une dépression anxieuse dont les symptômes de plus en plus handicapants m’avaient conduite chez une psychothérapeute. Il me fallait tenter de circonvenir l’état d’esprit qui, petit à petit, grugeait ma vie », écrit-elle.

« J’ai eu besoin d’écrire pour survivre émotionnellement quand j’étais là-bas. Je voudrais que les gens qui le lisent le voient comme un miroir : voici ce que ça donne quand tu es l’immigré, voici ce que ça donne quand tu fais partie des exclus. Moi, ça m’a fait réfléchir à ma manière d’accueillir l’autre. Puis, j’en parlais à mon fils, lui disant que ça m’avait rendue plus forte… qu’il n’y a plus beaucoup de choses qui me font peur. »


Photo : 
© Blanches Bulles Studio

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