Mélanie Vincelette: La détresse et l’enchantement

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À tout juste 30 ans, Mélanie Vincelette s'impose comme une multi-instrumentiste de notre littérature. L'éditrice du Marchand de feuilles est aussi une nouvelliste dont le dernier recueil, Qui a tué Magellan et autres nouvelles?, a raflé le Prix Adrienne-Choquette 2005. Avec Crimes horticoles, cette virtuose de la miniature et du non-dit relève pour la première fois le défi du roman. Cruelle et tendre, son histoire d'enfance et de Nord perdus nous renverse. Vincelette passe de l'autre côté du miroir et prend pays dans le roman.

Le roman tient parfois à de drôles de choses. Comme l’image sauvage d’un homme-loup, bouteille de vodka à la main, qui arpente les forêts laurentiennes. «Je croyais que je ne saurais pas raconter le Québec, que j’étais incapable d’explorer mon territoire. Et que je resterais toujours cette nouvelliste qui évoque le coucher du soleil sur Phnom Penh», ironise Mélanie Vincelette, consciente des étiquettes accolées à son œuvre. «Mais il a y eu cette petite fille, Émile, dont l’enfance — quoique très transformée — ressemble beaucoup à la mienne. Le village de Conception (une transposition de Saint-Agathe-des-Monts, dans les Laurentides), m’est venu naturellement», s’étonne-t-elle.

Un barrage contre l’exotisme

Lire Mélanie Vincelette, c’est s’acheter un billet simple pour le dépaysement. Beaucoup de ses récits se situent dans un improbable lointain, dont l’Asie du Sud-Est, qu’elle a ratissée seule, très jeune. C’est Duras qui a donné le goût du Vietnam à cette voyageuse, qui confesse avoir toujours été fascinée par «l’Orient, l’adultère et l’horticulture». Mais les obsessions exotiques ne suffisent pas à fabriquer les écrivains de l’indicible et du détail qui tue. Si la petite musique du silence de Vincelette distille son trouble jusque dans le vif du lecteur, c’est parce qu’elle accorde une confiance totale aux mots et aux liens qu’ils entretiennent avec les images. «J’ai raté ma vocation de peintre, affirme-t-elle. Pour moi, la beauté se trouve dans ce qui est différent. J’aime déterrer des anecdotes étranges.»

«L’étrangeté, écrivait Baudelaire, condiment indispensable de toute beauté»: Vincelette possède indubitablement, comme elle nous l’a écrit à propos de la Torontoise Camilla Gibb qu’elle admire, «ce regard oblique capable de soulever les incongruités subtiles du monde.» Or, la quête de la rareté conduit parfois à des voyages sans retour: «Avec Crimes..., je désirais me départir de mes tics orientalistes. La durée romanesque m’a fait constater qu’écrire, c’est vouloir arrêter la mort. Tout a été dit; on écrit pour rendre la dimension unique d’événements qui ne se répéteront jamais», précise-t-elle.

Nord perdu

«La Conception est un village du Nord, raconte la narratrice de Crimes horticoles. C’est le ventre du monde […] un endroit oublié, une terre où se terrent des criminels ». Émile, presque 12 ans, habite ce trou perdu où une faune hallucinée — digne d’un film de Forcier —  va lui faire vivre l’été de tous les désirs, et de toutes les trahisons. La vie familiale d’Émile est un chaos. Avec sa mère, une cuisinière enceinte recyclée en astrologue, et son père, le baron de l’opium, elle vit au motel Le Totem, un nid à chauves-souris partiellement éventré depuis qu’un laboratoire de méta-amphétamines y a explosé. Tout autour, un désert de champs de pavot et de montagnes précambriennes est hanté par des présences menaçantes. Heureusement, il y a Liam, son tuteur, vieux peintre nomade venu de l’Afrique du Nord et aussi Nila, «son amie dans l’abandon», pour entretenir l’espoir d’une fuite possible.

Nila est la fille d’Anise, une prostituée amérindienne disparue sans laisser de traces. Depuis, Pavel Bouillon, père probable de la petite, mi-autochtone, mi-polonais (et propriétaire de l’attraction du coin, le Faucon Bleu, un bordel situé dans une roulotte), s’occupe d’elle: Nila «est un tout géographiquement inexplicable.» On pourrait croire que la population métissée de Conception, faite de petits escrocs dont on ignore la vie antérieure, de sectes religieuses et de communautés d’immigrants, provient de la passion encyclopédique de Vincelette pour la littérature sud-américaine. Il s’agit plutôt d’un des premiers réels portraits du cosmopolitisme ignoré de certaines régions du Québec. «Les juifs hassidim en villégiature, les commerçants pakistanais et cette communauté polonaise qui s’enfonce dans la réserve pour faire charcuterie, rien n’est fabulé, soutient Vincelette. C’est pour cela que Liam raconte à Émile les origines bigarrées du peuplement du Nouveau Monde. Là où je me suis fait plaisir, poursuit-elle, c’est en inventant Liam et Nila. Pour Émile, ils représentent la possibilité de s’en sortir, de devenir quelqu’un en recommençant sa vie ailleurs.»

La Vita nuova (La vie nouvelle)

Partir: plus que la promesse de Tanger, que l’amour des histoires, des livres et des peintres que lui transmet Liam, c’est la découverte de l’amour qui enseignera à Émile les prestiges de l’absence et du manque: «J’ai découvert quel effet la géographie pouvait avoir sur l’amour», notera-t-elle. Telle la Béatrice de Dante, Edouardo de Luna, le nouveau vicaire originaire de São Paulo, «dont la beauté provoque des conversions spontanées», est l’apparition qui change à jamais la vie. Mais Edouardo en aime une autre, tout comme le père d’Émile, etc. Tous les personnages de Crimes horticoles verront leur vie dévastée par la trahison de l’amour, infidèle notoire: «Ce qui est inaccessible devient désirable. Le triangle amoureux est le moteur de mes personnages», déclare l’écrivaine.

Au-delà de la passion contrariée, la romancière brosse en finesse un portrait assez noir du couple et de la famille, où l’incommunicabilité entre les êtres règne: «Le désespoir de ma mère m’apprend que je me consacrerai à la peinture», dira Émile. Mais le plus fascinant reste ce père terrible, en la présence duquel «personne ne rit». Philippe est un Jupiter aux promesses stériles et aux faillites retentissantes, dont les rares paroles sont autant d’agressions directes des rêves de sa fille. Liam, figure de grand-père tutélaire, sera le seul à léguer à Émile l’espoir d’un possible bonheur, à faire tampon entre elle et le monde. À propos de la transmission, c’est l’éditrice d’une jeune maison d’édition (2001) qui s’exprime:
«De l’utopie [des baby-boomers] est né un monde incongru de surconsommation, d’hédonisme presque romain, d’isolement et de solitude forcée. Les nouveaux écrivains doivent combattre cette hérésie!»

Crimes horticoles se termine très mal et très bien — on reproche un peu à l’éditeur un prologue superflu. Vincelette déjoue haut la main les pièges de la vraisemblance et les enflures stylistiques qui guettent le procédé d’une narration enfantine. À la fois épique et intime, Crimes horticoles est une merveille de lucidité et de fraîcheur qui s’applique à déchiffrer l’énigme des origines du désir. Le bonheur d’une écriture sensuelle et allusive s’y conjugue à un imaginaire d’une fécondité poétique stupéfiante. Espérons que Vincelette aura le temps d’écrire davantage, elle qui se consacre à 80 % à son métier d’éditrice.

Bibliographie :
Crimes horticoles, Leméac, 112 p., 13,95 $
Qui a tué Magellan ? et autres nouvelles, Leméac, 120 p., 14,95 $

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