Elle écrit telle une magicienne qui fait apparaître des vérités là où on ne les attendait pas, derrière des portes closes qu’elle n’hésite jamais à ouvrir. Celles de la Ford Thunderbird verte décapotable de Thelma et Louise dans le célèbre film éponyme, Martine Delvaux les a ouvertes; soulevant chacun des thèmes pour voir ce qui s’y trouvait (encore) de percutant. Dans son Thelma, Louise & moi, vingt-sept ans après la sortie de l’œuvre sur grand écran, en conjuguant intimité et universalité, comme les meilleures savent le faire, elle prouve que la cavale du duo trouve encore résonance (malheureusement). Le saut est vertigineux, bien sûr. 

Martine Delvaux n’en n’est jamais revenue de ce film, qui raconte le road trip de deux amies qui tentent d’échapper aux ennuis de leur existence, à la violence… Du moins, elle n’est jamais revenue comme celle qu’elle était avant de le voir la première fois en juin 1991 : « C’est un émerveillement sombre, quelque part entre la détresse et l’exaltation […] Comment vivre avec l’histoire qu’on vient de lui raconter, et avec son souvenir? […] Je suis avec elles, et, sans le savoir, je suis figée entre ce que j’ai déjà vécu et ce qui m’attend, entre ce moment où je vois le film pour la première fois et toutes les autres fois où je le verrai à nouveau, toutes ces fois où je trouverai dans le film quelque chose comme une preuve. La vie des femmes », écrit-elle dans les premières pages de son douzième livre.

« La vie des femmes » est bien sûr portée par ces deux héroïnes qui deviennent à elles seules dans le texte et le sous-texte de la scénariste Callie Khouri celles qui subissent, d’hier à aujourd’hui.

« Je voulais écrire sur la violence sexuelle, celle qui est quasiment banale, précise l’auteure. Et sur l’amitié entre femmes, la vraie, cette manière qu’on a de partager le quotidien, de faire les choses ensemble, de les faire sans parler, ainsi que cette intimité qu’on peut créer entre nous. Je ne m’identifie pas à leur vie, mais j’ai reconnu les amitiés entre femmes, comment ça m’habite. Les relations amoureuses ne passent même pas avant ces amitiés importantes là, et en vieillissant c’est encore plus vrai. »

La fabrique
Puis, parmi toutes les couches de ce titre de la rentrée riche  de références à la conception du film, de ses dessous et répercussions, Delvaux évoque le contexte social dans lequel il a pris l’affiche au début des années 90 : Rodney King passé à tabac par des policiers à L.A., Myke Tyson accusé de viol, le procès d’O.J. Simpson, Bill Clinton jurant devant un grand jury ne pas avoir eu de rapports sexuels avec Monica Lewinsky, etc. « Je suis fabriquée de ça », rappelle l’écrivaine, qui se raconte aussi à travers des souvenirs de jeunesse, des rêves et les films qui l’ont façonnée.

Le cinéma. Dans son loft montréalais qu’elle partage avec sa fille – qui lui a inspiré Le monde est à toi, son plus récent essai paru l’an dernier, écrit quelque part pendant Thelma, Louise & moi – et son petit chien Cigare, elle en parle avec des étoiles dans les yeux, raconte l’effet qu’ont aussi eu sur elle La loi de la rue, Le silence des agneaux, Les nerfs à vif, Carol… Le septième art compte-t-il plus que la littérature pour elle? Ma question est corsée. Je trouve plutôt ma réponse dans ses pages : « Souvent, même si écrire est une des seules choses qui comptent pour moi, écrire et aimer follement, aimer follement l’écriture, je me demande si j’aime vraiment la littérature. Je ne sais pas si c’est elle qui m’a sauvée au fil des ans, les histoires lues et racontées, ou si ce sont les films. Au fond, peut-être que je préfère le cinéma, quand la littérature se marie avec le cinéma. »

De menaces et de grâce
Celle qui enseigne entre autres la création littéraire à l’université aime aussi écrire sur l’écriture. « C’est comme si je ne pouvais pas ne pas le faire… à part dans Rose amer (Héliotrope, 2009), mais dans tous mes autres livres je mets en scène le processus d’écriture, c’est plus fort que moi », confie-t-elle. C’est douloureux, aussi. Martine Delvaux n’appartient pas au clan des écrivains qui travaillent dans la joie et l’allégresse. « Aujourd’hui, les larmes reviennent avec l’écriture, comme de petites vagues qui me bercent. Elles arrivent quand je sens que ça a lieu, quand la peur s’éloigne juste assez pour que quelques mots se mettent à danser devant mes yeux. Je les dépose doucement, je protège leur fragilité. Puis, je recommence à hésiter. Je ne fais pas encore confiance, il y a une menace, ça peut toujours s’arrêter, le moment de grâce s’évaporer », peut-on lire.

Toujours, au cœur de ces fragments qu’elle déplace et ordonne brillamment jusqu’à la toute fin – ceux qui s’attardent à la forme du texte s’en réjouiront –, Thelma et Louise n’en demeure pas moins l’ossature du livre, solide charpente qui donne envie de voir ou revoir le film, de saisir un élément qui aurait échappé à l’attention. « Et maintenant, qu’est-ce que je fais? Comment quitter ce livre qui n’est ni la Thunderbird verte, ni le Grand Canyon? » se demande au final l’auteure. Oui, comment le quitter? Il m’habitera longtemps.

 

Photo : © Valérie Lebrun

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