Marie Hélène Poitras: beautés malmenées

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On a découvert Marie Hélène Poitras en grande pompe, avec Soudain le Minotaure, un premier roman ambitieux qui lui a valu en 2003 le prestigieux Prix Anne-Hébert. Cet automne, elle nous revient avec La mort de Mignonne et autres histoires, un recueil de douze nouvelles qui oscillent volontiers entre le romantisme et la crudité. Changement de cap ? Pas tout à fait, dans la mesure où l'univers de ces récits les inscrit dans la continuité de l'œuvre de cette jeune écrivaine sur son erre d'aller.

Entre l’ombre et la lumière

Au contraire de bien des jeunes écrivains qui font leurs premières armes avec la nouvelle, avant d’écrire son premier roman, Marie Hélène Poitras n’avait guère fréquenté ce genre qualifié de «mineur» par ses détracteurs, ni comme lectrice ni comme écrivain. Elle parle volontiers de Raymond Carver, qu’elle adore, mais c’est à peu près tout. On ne peut donc parler de La Mort de Mignonne comme d’un retour aux premières amours pour elle, qui n’a publié en revue que huit des douze textes ici réunis. Pourquoi alors ce passage à la forme narrative brève ? «En fait, après Soudain le Minotaure, déclare-t-elle, j’avais commencé un autre roman. Mais je le trouvais si désolant que je n’avais plus envie de poursuivre. Alors, je me suis mise à écrire de courtes histoires et je me suis rendu compte que j’aimais beaucoup ce genre, ça me permettait de rester en contact avec l’écriture. Ça me permettait aussi de faire des expériences avec des personnages auxquels je n’aurais sans doute jamais consacré un roman, d’exploiter certaines images qui m’obsédaient.»

De son propre aveu, ce qui différencie la romancière Marie Hélène Poitras de la nouvelliste, c’est «une préoccupation plus grande pour l’univers mis en texte que pour la forme : elle a cherché à explorer son rapport aux images. À la base de chacune de ces nouvelles, il y a une image fondatrice parfois cachée : 
«Dans « La beauté de Gemma », j’avais envie de fixer cette image des siamois qui dévorent une tranche de stilton sur un tapis persan. C’est sûr, ce n’est pas le centre ou la finalité de l’histoire, mais j’ai néanmoins eu envie d’articuler mon récit autour de cette image, parce que je la trouvais porteuse de sens.»

Mais cette attention aux images était-elle moins mise à contribution dans le roman ? «Dans Soudain le Minotaure, je crois que j’étais davantage collée à une narration linéaire et réaliste, estime Poitras. Ici, je me sens plus près d’une certaine prose poétique. J’ai beaucoup aimé Elizabeth Smart, qui a cette sensibilité. Je me sens très attirée par la poésie, même si je ne crois pas que j’irai dans cette direction. Je ne lis pas des tonnes de poètes, mais je vais souvent les entendre dans des récitals. J’apprécie Benoît Jutras, entre autres, dont je me sens assez proche sur le plan de la sensibilité. Cela a à voir avec un côté assez sombre de nos écritures respectives, qui laisse néanmoins percer la lumière au bout du tunnel.»

Mais dans quelle mesure La Mort de Mignonne est-il redevable de l’exemple d’une certaine école américaine de la nouvelle moderne, dont Raymond Carver serait le chef de file ? «Quand j’ai découvert Carver, explique-t-elle, j’ai dû arrêter d’écrire pour digérer son influence. Un peu comme pour Anne Hébert, avant lui. Parce que je ne veux pas être qu’une pasticheuse. Mais ce qui me fascinait chez Carver, c’est cette grande simplicité. En même temps, quand on le lit, on a d’abord la fausse impression qu’il ne se passe rien et pourtant on analyse les mots, en se demandant quel est son truc, comment il fait, parce qu’il n’y a rien d’apparent, tout est caché. J’ai tout de suite trouvé son pouvoir d’évocation renversant. Et puis, j’aimais bien l’idée de n’être pas obligée de terminer les nouvelles sur une chute.»

Salement romantique

Mais Marie Hélène Poitras, qui dirige la section Musique de l’hebdomadaire branché Voir, ne se réclame cependant pas que d’influences strictement littéraires : « En fait, ce livre est un peu ma réaction à quatre artistes qui m’ont beaucoup marquée au cours des dernières années. En plus d’Elizabeth Smart et de Raymond Carver, je pense à Nan Goldin, dont j’ai vu l’exposition au MAC il y a deux ans. Elle a un univers très particulier, peuplé de travelos ou de sidéens en phase terminale, avec qui elle a un rapport très intime (elle apparaît même à leurs côtés sur certaines photos). C’est une esthétique à la fois sombre et lumineuse. Et en musique, j’ai été renversée par un groupe avec une démarche similaire, les Montréalais Arcade Fire, qui se situent dans la lignée de Bowie ou des Talking Heads, avec ce mélange de romantisme parfois lourd mais très lumineux.»

Le lecteur remarquera une parenté entre certains personnages — la jument Mignonne du texte éponyme, la top-model Gemma, la baleine échouée sur le littoral — qu’on pourrait tous classer dans la famille des « beautés malmenées par l’existence », thème récurrent du recueil. Poitras ne le nie pas et admet volontiers que le titre de l’une des nouvelles, «C’était salement romantique», est assez emblématique de l’ensemble : «Oui, beaucoup de ces personnages sont purs, malgré le monde vulgaire dans lequel ils évoluent. Ils sont toujours à la veille de vivre une grande désillusion ou en train de la vivre. Il y a quelque chose ici de lié à l’adolescence, ce moment où l’on découvre des pans de la vie qu’on ignorait, qui sont plus compliqués qu’on le pensait. Et la magie de l’enfance disparaît tranquillement. Certains de mes personnages arrivent à garder cette pureté, d’autres sont condamnés à la perdre. Ils marchent comme sur un fil de fer, et j’ai voulu faire sentir que l’équilibre est précaire.»

Parce qu’elle croit au pouvoir de l’imagination, Marie Hélène Poitras ne s’intéresse ni à l’autofiction, ni à cette idée reçue selon laquelle les œuvres de fiction pourraient ou devraient être lues avec une grille
sociocritique. Quand j’évoque les critiques adressées par Victor-Lévy Beaulieu aux nouvelles générations de romanciers québécois, à qui il reprochait une soi-disant aliénation par rapport à leur propre culture, Marie Hélène déplore que le débat ne soit pas allé très loin : «D’un côté, je trouvais intéressant que quelqu’un comme lui s’intéresse à notre travail. Mais je pense qu’il nous a lus vite, avec une grille d’analyse biaisée. Et je trouve plate qu’il n’ait pas jugé bon de réagir aux réponses que plusieurs — dont moi — lui ont faites dans les journaux, qu’il ne se soit même pas pointé au débat public qu’on avait organisé, qu’il ait préféré conclure son monologue dans les pages de La Presse en faisant presque abstraction de ce qu’on avait à dire.»

N’en déplaise à ceux qui en contestent l’existence, Marie Hélène Poitras ne cache pas son adhésion à ce qu’on appelle la culture rock : «D’autant plus que pour moi, un recueil de nouvelles s’apparente à un album rock. C’est pourquoi j’ai voulu que le graphisme du livre reflète cette idée. Parce que les écrivains de ma génération ont été marqués par le rock — au moins autant, sinon plus que par les médias audio-visuels.»

Bibliographie :
La Mort de Mignonne et autres histoires, Triptyque, 171 p., 19 $ (En librairie le 22 septembre)
Soudain le Minotaure, Triptyque, 177 p., 18 $

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