Dans son roman Autobiographie de l’étranger, Marie-Ève Lacasse n’épargne aucune solitude. Pas plus celles de la mère et de l’amoureuse que celles de l’enfant et de l’exilée. On demeure par-dessus tout un étranger, surtout face à soi-même.

Est-on condamné à la culpabilité lorsquon a fait le choix de partir?
Ce sont des symptômes au long cours. Quand j’ai quitté le Canada pour la France, c’était dans un sursaut de vitalité nécessaire, celui des adolescents. Je n’ai pas beaucoup pensé à l’idée d’une « condamnation », d’une culpabilité qui viendrait ternir cette pulsion initiale. C’était une question de vie ou de mort. J’avais choisi la vie, et donc l’écriture, et donc la fuite, et donc le grand saut, l’adieu aux ténèbres.

La culpabilité vient plus tard. Elle surgit lorsque le sentiment de s’être sauvée ne suffit plus. Partir au bout du monde, c’est aussi transporter avec soi son petit sac de névroses… Elles sont maquillées sous la joie du départ, mais elles finissent inévitablement par ressurgir. En ce sens, j’imagine qu’il s’agit bien d’une « condamnation ». Cela dit, on peut aussi être condamné si l’on reste, si l’on ne suit pas son désir. La culpabilité devient alors intime, et donc rongeante, délétère.

On est toujours à un fil de la culpabilité. C’est un moteur existentiel. On s’arrange avec sa biographie, on se réécrit. Parfois on se pardonne; parfois on se condamne. J’ai longtemps pensé que mes choix de vie, souvent destructeurs, étaient liés à cette culpabilité. Me punir me donnait l’illusion d’une rédemption! Les ravages de l’éducation catholique sont terribles. Tout ceci est long à déconstruire.

[…] rien de doux ne me vient de l’enfance. C’est un grand vide […]

Quand prend-on la fuite pour les bonnes raisons?
Il y a toutes sortes de fuites. Certains exils sont réellement vitaux. Je pense aux réfugiés, aux exilés pour raisons économiques, ou ceux qui fuient des contextes insurmontables : la guerre, la famine, la persécution, les catastrophes écologiques. Ce sont de « bonnes raisons », incontestables. Mais quitter volontairement un pays, en apparence confortable, pour un pays qui l’est beaucoup moins, cela relève d’enjeux secrets. Lorsque l’on me demande si le Canada me manque, si, en d’autres mots, j’ai envie de « rentrer », c’est à ce moment que la mélancolie surgit. Non pas parce que je suis nostalgique, mais plutôt le contraire : rien de doux ne me vient de l’enfance. C’est un grand vide, dont je fais l’examen attentif dans Autobiographie de l’étranger. Ce « rien » repose en grande partie sur un contexte familial difficile, mais aussi sur l’idéologie américaine qui oblige à habiter le capitalisme : un urbanisme froid, destiné au transport des corps et des marchandises et jamais aux rencontres. C’est l’effrayant conservatisme puritain des lotissements résidentiels…

Il faut dire aussi que je suis née dans les années 1980, un moment où le marché économique s’est dérégulé au point de recréer les inégalités scandaleuses de nos sociétés dites évoluées. Ma génération n’a pas connu la décence politique qui avait rendu si douce la vie d’après-guerre, ces Trente Glorieuses dont les baby-boomers nous rabâchent outrageusement les oreilles comme si c’était de leur fait. Ce contexte conditionne aussi les rapports humains, noyés dans les « eaux glacées du calcul égoïste » dont parle Marx. En mettant ceci bout à bout, cela fait un cadre assez triste pour grandir.

J’avais quitté les miens en claquant la porte, l’air de dire : bon débarras! Je ne m’imaginais pas que, pour eux aussi, cela pouvait être un soulagement.

Quand on retourne au lieu quon a quitté, n’est-ce pas nécessairement le cœur gonflé d’espoir dy trouver enfin ce qui nous a toujours manqué?
J’ai beaucoup réfléchi à cette énigme du retour, pour reprendre ce beau titre de Dany Laferrière, qui l’emprunte lui-même à V.S. Naipaul — tous deux des écrivains « déracinés ». Et je réalise que, pour ceux que j’ai quittés, la vie a continué à se dérouler dans un continuum naturel. Quand je reviens au Canada après des mois, et parfois, c’est arrivé, des années d’absence, ma présence soudaine, abrupte, ne dérange pas le cours de leurs vies. Elle n’a pas à le faire. J’ai eu longtemps l’arrogance de croire que, revenant ainsi après une longue période de désœuvrement, on m’accueillerait avec chaleur.

Il m’est arrivé de revenir à l’improviste, d’appeler des amis de longue date et qu’ils ne soient pas disponibles, ni aujourd’hui, ni demain, ni dans une semaine, et cela me heurtait. Leur emploi du temps, et c’est bien normal, avait continué sans moi. Je me vexais de leur indifférence; mon retour n’appelait pas un bouleversement particulier dans leurs habitudes. Et lorsque l’un d’entre eux acceptait de me revoir, je sentais bien que je ne faisais qu’interrompre le cours d’une vie qui avait continué, dans son invariabilité. J’avais quitté les miens en claquant la porte, l’air de dire : bon débarras! Je ne m’imaginais pas que, pour eux aussi, cela pouvait être un soulagement. Il a fallu me rendre à l’évidence : je ne leur manquais pas et, en toute honnêteté, lorsque j’étais emportée dans le tourbillon de ma vie française, ils ne me manquaient pas non plus. J’espérais un retour triomphal comme si j’étais partie risquer ma vie pour ma patrie, alors qu’en réalité je n’espérais que me rencontrer loin. Cela ne concernait personne.

Aujourd’hui, quand je retourne au Canada, j’essaie de me créer un pays imaginaire. Je vois des paysages qui m’étaient restés inconnus. J’explore des villes, des lieux, des territoires que je n’avais pas pu découvrir, avant, et c’est un ravissement. J’ai de nouveaux amis, que j’ai rencontrés par les mots, les livres. C’est un Canada rêvé, et c’est un nouveau pays, avec des images qui se surimposent aux autres, comme un palimpseste. Mon pays d’origine est devenu mon vrai pays étranger.

En vivant loin du monde, je l’étudie; mais concrètement, je ne suis pas là.

L’écriture est vitale pour vous. En même temps, elle vous éloigne parfois de la vie extérieure. Diriez-vous comme Pessoa que « la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas »?
Il y a une autre phrase de Pessoa qui me travaille constamment : « Écrire, c’est oublier. La littérature est encore la manière la plus agréable d’ignorer la vie. » Je trouve cette phrase à la fois parfaitement con et parfaitement géniale. Écrire, c’est le contraire de l’oubli : c’est une plongée dans les circonvolutions de la mémoire, qui passe par les sens. C’est d’une telle évidence, d’une telle banalité, que j’ai du mal à ne pas voir dans cette assertion de Pessoa une forme de provocation (mais après tout Pessoa, en portugais, veut dire « Personne »; nom-total, si total qu’il est à la fois tout et rien, quelque part entre la ruse ulysséenne et l’existentialisme — on a de la marge!). Enfin, « ignorer la vie », qui fait écho à votre citation, « la vie ne suffit pas » : est-ce vraiment le cas? Après vingt ans à écrire, où j’ai préféré moult fois me retrancher du monde pour m’adonner à cette activité, je dois bien avouer que oui. Sortir de « la vie », donc, qu’est-ce que c’est? C’est s’abstraire des moments de bonheur immédiat : les vacances, les autres, l’amour, la joie d’être ensemble pour préférer la solitude, le travail et le silence. Je dois me confronter à l’évidence. C’est pour cela que la phrase de Pessoa est à la fois con et géniale. En vivant loin du monde, je l’étudie; mais concrètement, je ne suis pas là. C’est un mouvement de retrait puis de plongée. Écrire, c’est imprimer ce mouvement.

Je n’ai jamais le sentiment de m’ennuyer. Je trouve la vie passionnante. La maladie, le chagrin, le deuil, la solitude, la mort mais aussi l’amour, la musique, la joie, la lumière, le corps, la poésie — la littérature est là pour tout dire, pour amplifier la vie, la rendre nette dans les moments flous et nous rendre puissants, non seulement comme écrivain mais aussi comme lecteur. N’y a-t-il pas une sensation plus exaltante que de comprendre enfin, après avoir buté pendant des années sur un sujet, sur un nœud intime, quelque chose sur soi grâce à un texte? C’est une jubilation. C’est cela qui rend la lecture si essentielle, et l’écriture vitale pour certains. La satisfaction intellectuelle de se comprendre (ou d’en avoir l’illusion) est incomparable. C’est une drogue. Elle marque souvent la fin d’épisodes sombres et mélancoliques. C’est aussi pour cette raison que l’on recommence sans cesse, et à lire, et à écrire, à lire, à écrire, dans un continuum infini. Cette mécanique organique fonctionne aussi pour les autres formes d’art, le cinéma, la danse, la musique, etc.

L’écriture oblige à atteindre l’universel, et cela rend humble. Mes petites histoires, au fond, sont très banales. Le sentiment d’étrangeté, et c’est la conclusion de ce livre, est la chose la plus universelle qui soit.

Le sentiment d’être en marge qui vous habite depuis lenfance vous semble souvent comme une ombre. Pourtant, les marginaux sont fréquemment ceux qui ont changé les choses. De ce point de vue, la différence napparaît-elle pas comme une force?
Je crois que l’idée du marginal qui serait en réalité le « voyant », celui qui sait, le fou du village qui a raison mais que personne n’écoute, est un cliché un peu vieillot. C’est une idée romantique qui va tout à fait dans le sens de la pensée libérale : nous sommes fondamentalement seuls, on ne peut que construire sa vie que « seul » : « be yourself », cette injonction publicitaire, c’est autre chose que le « Deviens qui tu es » nietzschéen! Je suis persuadée que ce culte de l’unicité est une manière de se désolidariser des groupes, des communautés. Le glorification de la supposée « différence » (je suis unique, ce que je vis est unique, de ce fait je suis incompris-e, je suis donc l’outsider, le marginal, je comprends ce que d’autres ne voient pas, je suis donc à part et incompris…) brise les chaînes de solidarité qui font contre-poids devant les abus politiques, économiques, policiers, bref, toutes les violences.

L’écriture oblige à atteindre l’universel, et cela rend humble. Mes petites histoires, au fond, sont très banales. Le sentiment d’étrangeté, et c’est la conclusion de ce livre, est la chose la plus universelle qui soit. Montrer les bobos, là où ça gratte, inviter le lecteur à les regarder : cela n’aurait aucun intérêt s’il n’y avait pas de dimension universelle à tout ça. Je pense au film Journal intime de Nanni Moretti (1993) en disant cela. La trame narrative est très ténue. On voit le réalisateur sur sa Vespa, on le suit en vacances, dans les cafés, dans un quotidien archi-banal jusqu’à ce qu’un jour, le cancer le frappe. Moretti se filme en pleine chimiothérapie. On pourrait se dire, mais quel intérêt? Eh bien voilà, il est justement là. Dans le déshabillage. Moretti se montre en réalisateur, mais aussi et surtout en homme mortel, avec sa chair pourrissable. Un homme ordinaire aux prises avec les questions à la fois les plus ordinaires et les plus existentielles qui traversent l’humanité : la vie et la mort. C’est en cela que le film est universel. Ce qui est drôle, par ailleurs, c’est que c’est un film bricolé, produit sans moyen, qui a été primé à Cannes et qui a permis à Moretti d’être connu mondialement. Les side projects sont parfois bien plus intéressants que les grands films ou les grands livres. C’est là où l’on se lâche, et où un espèce de charme surgit, celui d’une humanité à la fois simple et profonde.

Je me passionne depuis longtemps pour la psychanalyse. Je me dis souvent que les analystes doivent être stupéfaits par la récurrence des maux qu’ils entendent dérouler sur leurs divans. Les enjeux familiaux, amoureux et sexuels sont toujours peu ou prou les mêmes. Alors que chacun d’entre nous cultive jalousement cette intériorité, qui n’est rien d’autre qu’un mythe.

Ce qui est une force, donc, pour répondre à votre question, ce n’est pas d’être « en marge » ou estimer l’être; c’est plutôt en arriver à s’avouer sa propre banalité et à la rendre touchante. Le vrai défi du créateur est là. Ce « relâchement » nécessite une telle connaissance technique et théorique de son art, que c’est aussi le plus difficile à faire — l’oeuvre d’une vie. J’y travaille.

Photo : Claude Gassian © Flammarion

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