Marie-Christine Arbour: Le livre de la jungle

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Marie-Christine Arbour s'envole pour l'Équateur en compagnie de l'excentrique et excessif Leucid Roy dans son quatrième roman, Utop, une incursion dans la jungle amazonienne et dans la jungle des villes. Rencontre avec une figure discrète et unique de la littérature québécoise.

La question est vieille comme le journalisme littéraire, mais mérite parfois, quand le cas exceptionnel se présente, d’être dépoussiérée. Comme lorsque vous discutez avec Marie-Christine Arbour, écrivaine-orfèvre donnant vie à des monologuistes de l’intériorité capables de nommer avec une précision ahurissante (presque choquante) la moindre de leurs sensations et de prendre par le collet l’émotion microscopique qui sourd. Allons-y donc gaîment: Marie-Christine, cultivez-vous une vie intérieure aussi riche que celles de vos narrateurs? Ressemblez-vous à ces magnifiques marginaux magiques dont vous sublimez l’existence dans vos romans? «Oui, oui, je suis une personne un peu excentrique, je suppose. Je suis assez solitaire, je ne sors pas trop, confie-t-elle. J’ai un imaginaire assez actif, je rêve beaucoup, des rêves vraiment bizarres.Je me réveille le lendemain en me disant: « je devrais écrire ça. »»

Mais ne nous engageons pas sur une fausse piste: le plus récent roman d’Arbour, Utop, ne se déploie pas qu’entre les deux oreilles de son personnage principal. Nous sommes en 1977. Leucid Roy, employé dissolu d’un club de nuit, abonné au sexe et à l’ivresse faciles, décide d’aller voir dans la jungle touffue de l’Équateur s’il n’y serait pas. Une expédition qu’Arbour a elle-même vécue alors qu’elle entrait à peine dans la vie adulte. «À la fin des années 70, c’était la mode de visiter des pays exotiques, explique-t-elle. Je décris donc le voyage que j’ai fait comme adolescente avec mon père et sa femme, mais je l’ai transposé chez un quarantenaire qui vit une crise existentielle et qui a de la difficulté à s’adapter à la grande nature, qui renvoie toujours à ses expériences d’homme de la ville, son seul cadre de référence. C’est un personnage un peu dilapidé, un peu bisexuel et démesurément urbain.»

«Je voulais parler d’une époque révolue, poursuitelle, une époque où un réel et frontal dépaysement était encore possible. Je ne sais pas si ces tribus qu’on a rencontrées, et qui avaient un mode de vie radicalement différent du nôtre, existent toujours. Elles ont probablement été forcées à l’exil ou à l’assimilation. Il y a une partie de la forêt amazonienne qui a été défrichée, vous savez.»

Pourquoi avoir filtré cette expérience toute personnelle, d’une rare prégnance sur l’imaginaire de l’écrivaine constate-t-on en l’écoutant, par les yeux d’un dandy fauché? «J’ai essayé d’écrire ma propre histoire il y a dix ans. Utop, c’est ma deuxième tentative, avoue-t-elle candidement. La première version était portée par la voix d’une fille de 11 ans. On m’a dit que c’était trop long, alors j’ai changé mon approche. Pour rendre le récit plus vivant, j’ai créé un personnage qui avait l’âge de mon père au moment du voyage.»

Et notre interlocutrice de renchérir afin que l’on ne doute pas de la teneur — en partie — biographique de l’oeuvre: «La scène du souper, ça s’est vraiment produit. Des Indiens ont fait une chasse et sont revenus avec un singe qu’ils avaient abattu. Le bébé, toujours vivant, enlaçait sa mère morte. Ils ont promis de s’en occuper. Je ne me doutais pas en me levant ce matin-là que j’allais manger du singe…»

Troisième sexe
Comme dans Drag, son précédent roman, Marie- Christine Arbour s’amuse à questionner dans Utop l’ancrage hautement friable des identités sexuelles en accouchant d’un esthète se jouant du féminin et du masculin, un oiseau de nuit s’étant «taillé une place dans la société des rejetons». «L’ambiguïté sexuelle m’intéresse, confirme-telle. Je ne sais pas pourquoi. Quand j’habitais Vancouver, je vivais dans un coin où il y avait beaucoup de travestis. Ce sont des gens qui frayent dans la marginalité et ça m’a fasciné. Tous ces hommes habillés en femmes, toutes ces femmes déguisées en hommes avec des moustaches, carrément, ont produit sur moi un effet qui perdure encore à ce jour.»

Utop partage aussi avec Drag une fascination pour l’univers de la nuit, pour les créatures séduisantes et sanguinaires qui le peuplent ainsi que pour le mince strass qui les habille. Une horde qui poursuit Leucid Roy en songe jusque dans la touffeur de la jungle. «Écrire sur la nuit, c’est une façon pour moi de vivre par procuration dans les clubs, que j’ai énormément fréquentés dans ma vingtaine, confie l’auteure. C’était pour moi, à l’époque, une manière de me rebeller contre la vie ordinaire, le métro-boulot-dodo. C’est grisant vivre à l’envers des autres, dormir quand les autres sont réveillés. Comme je suis aujourd’hui dans la quarantaine, je ne peux plus mener ce train de vie (rires).»

Styliste incomparable, Arbour charge ses stylos de cartouches d’encre remplie d’aphorismes, de litotes et d’hyperboles pour tisser un récit d’une densité poétique inouïe, qui demande souvent à son lecteur, pris par le tournis, de revenir sur ses pas. Un monde où le trivial et le grandiose menacent constamment de se fracasser l’un contre l’autre:

«Je suis de ceux qui veulent entrer dans un paradis de la grandeur d’un gant, balance en guise de présentation Leucid. Je gagne ma vie en servant les autres. J’ai à fournir aux clients une extase expéditive. Vite, le bonheur. C’est une histoire de vin qui coule à flots. Je soulève mon plateau où s’entassent les verres. Je circule dans le néant fauve. Les yeux brillent. Je ris quelquefois. Mes reins suggèrent l’ascèse. Mes lèvres forment des mots que la musique efface. C’est comme si j’embrassais la nuit. Je m’imbrique dans cet échafaudage spirituel qu’est l’artifice. J’oeuvre dans un univers conçu dans le mépris de la nature.»

«J’ai écrit un petit recueil de poésie plus jeune, mais je ne suis pas poète, précise Arbour. Le roman est mon véritable territoire, c’est un lieu plus expansif où je suis véritablement à l’aise. Je ne sais pas pourquoi j’aime à ce point la phrase courte et le style concis. Disons simplement que c’est le style que Marguerite Yourcenar préconisait et que je l’admire.»

Bibliographie :
UTOP, Triptyque, 208 p. | 23$, En librairie le 23 février

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