Madeleine Thien: Un goût de certitude

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Sur quelles bases construisons-nous nos existences? Sur un certain nombre de certitudes, véritables fondations de notre édifice personnel, qui structurent nos choix, nos relations, notre façon d'être et donnent du sens à notre propre histoire. Des certitudes que la vie a le don de faire voler en éclats sans crier gare.

Voilà les prémisses sur lesquelles est construit le premier roman de Madeleine Thien, Certitudes, qui donne suite à un recueil de nouvelles chaleureusement accueilli en 2001, Des recettes simples. Un roman à voix multiples qui traverse les générations, les époques et les continents, brossant un tableau familial complexe partant de l’Indonésie au temps de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au Vancouver d’aujourd’hui, suivant les mélanges de cultures en ces lieux et aussi, au passage, entre la Malaisie, l’Australie et les Pays-Bas. Un roman qui commence de façon bien originale, aussi, en présentant dès la première page la mort du personnage principal, Gail Lim.

Cette mort, on la voit d’abord par les yeux d’Ansel, l’amoureux de Gail, qui n’en finit plus de sentir sa présence auprès de lui. Et de là s’engage un parcours à rebours vers le passé de la jeune femme et celui de sa famille. La mort de Gail survient au terme d’une quête personnelle qui a ramené la jeune Canadienne vers l’Indonésie, lieu de naissance de son père, Matthew. La recherche de ses origines confronte la jeune femme à un passé trouble, puisque son grand-père, propriétaire terrien, a frayé avec l’occupant japonais pendant la guerre, un choix qui devait aussi provoquer une rupture profonde dans la vie de Matthew.

Ce dernier a lui aussi dû affronter son passé en retournant vers Sandakan, sa ville natale, et en retrouvant Ani, son amour de jeunesse, pour apprendre auprès d’elle un chapitre inconnu de sa propre histoire. Un processus qui fait du coup éclater bien des certitudes. En voyant la façon dont les personnages sont profondément secoués par leur parcours et leur passé, on en vient même à se demander si le roman ne porterait pas mieux le titre d’Incertitudes. «C’est une quête, pour les personnages, explique l’auteure. Ils ont tous un désir profond de trouver leurs certitudes. De mettre de l’ordre dans leur passé. Ils ont tous des histoires qui ont été submergées au fil de leurs vies.» Pour Matthew et Ani, il y a les vraies raisons qui les ont séparés. Pour Gail, le passé familial et sa relation amoureuse contiennent aussi leur part de choses cachées.

La quête de Matthew et de Gail a même quelque chose d’impossible, souligne Madeleine Thien: «Le passage du temps rend très difficile de concilier tout ça. Les raisons qui nous ont motivés se perdent, même à notre propre esprit. Les choses ne restent pas statiques. Des explications qui auraient été satisfaisantes autrefois ne le sont plus nécessairement plus tard», indique-t-elle. Pour les personnages, ces «solitudes multiples entrent en contact les unes avec les autres»: connaître l’autre intimement et le comprendre n’est donc pas une mince affaire.

«Il a dit que nous pourrions affronter le pire si seulement nous renoncions à notre quête de certitudes. Mais qui d’entre nous est capable d’y renoncer?»: cette citation de Michael Ignatieff, placée en épigraphe du roman, vient d’ailleurs camper clairement ces enjeux existentiels.

Une affaire de famille
Récompensé par quatre prix littéraires canadiens, Certitudes puise abondamment dans le passé de Madeleine Thien, qui a grandi à Vancouver dans une famille indonésienne. Une famille d’origine mixte, malaise et chinoise, dont un grand-père a, lui aussi, fait des choix, disons, controversés, sous l’occupation japonaise. «Tout cela est très vague. Né en Chine, il a grandi en Malaisie, et travaillé avec les Japonais. Mais il était dans la fin de la vingtaine, ses enfants étaient tout jeunes et leur souvenir est donc très vague», raconte-t-elle.

En 2000, l’auteure en herbe est partie en Indonésie à la rencontre de la famille qu’elle n’a jamais connue, en partie pour tenter de recoller les morceaux de l’histoire familiale. Une tâche complexe, devant une culture apparemment bien réticente à face au passé: «Je posais des questions ouvertes, car je craignais un peu d’y aller directement, explique Madeleine Thien. Et je sentais constamment que les gens venaient se heurter à la guerre: comme une boîte fermée qu’ils n’avaient pas nécessairement besoin d’ouvrir. Il faut dire qu’il y avait une telle dévastation, au lendemain de la guerre, que tout le monde était obligé de regarder vers l’avant.» Le rapport au passé indonésien était également une question complexe au sein de sa famille immédiate. Ses parents — lui, Chinois, elle, Malaisienne, les deux se parlant souvent anglais pour pallier le fossé entre leurs langues maternelles — avaient d’ailleurs des points de vue opposés: «Je me suis toujours sentie entièrement chez moi au Canada. Pour mes parents et même pour mes frères et soeurs, qui étaient nés là-bas, c’est plus compliqué, constate-t-elle. Mon père parlait toujours de ce qui aurait pu être si nous étions restés là-bas. Ma mère était très heureuse au Canada. Mon père parlait toujours de repartir.»

Étrangement, constate-t-elle, la plus Canadienne des Thien est finalement la seule qui soit retournée en Indonésie, à la rencontre d’un lieu à la fois si familier et pourtant tout aussi étranger. Une quête qui lui a apporté toutes les bases de son roman, des bases qui ont vraiment pris forme au détour d’un événement, la mort soudaine de sa mère. Survenue au moment où Madeleine Thien vivait aux Pays-Bas, cette disparition est ce qui a, dit-elle, activé tout le questionnement sur les origines, le passé et, oui, la recherche de certitudes, tous ces éléments qui sont venus guider le roman et lui conférer son sens.

Québécoise d’adoption
Depuis environ quatre ans, Madeleine Thien, après Vancouver et les Pays-Bas, est venue s’établir au Québec, au gré des emplois de son conjoint ingénieur. Elle a passé deux années à Québec, avant un départ vers Montréal, où elle demeure aujourd’hui. Ayant appris le français pendant son passage dans la Vieille Capitale, l’auteure se réjouit d’avoir abordé le Québec dans cet ordre: «Pour quelqu’un qui déménage au Québec, je crois que c’est mieux pour s’imprégner de la culture québécoise. Québec est un des rares endroits où on m’arrêtait pour me demander d’où je viens, si j’aimais la ville. Il y avait une délicatesse dans ce geste. Je l’ai compris comme un désir de m’accueillir. J’ai beaucoup aimé la générosité des gens.»

Le rapport à l’autre, souligne-t-elle, se vit bien différemment dans cette ville plutôt homogène, par rapport à la ville si multiethnique où elle a grandi, et où l’étranger apparent est souvent bien installé depuis des générations. «À Vancouver, on ne peut rien présupposer sur l’origine des gens. C’est un contexte démographique très différent», précise-t-elle. Y aurait-il plus de certitudes à Québec qu’ailleurs?

Quoi qu’il en soit, c’est maintenant Montréal qui alimente son écriture, puisque son prochain roman se partage entre le Cambodge, le Laos et la métropole québécoise, toujours dans un va-et-vient entre les cultures, entre le passé et le présent. Une quête qui réserve parfois des surprises, au détour des rencontres: «Au Cambodge, j’ai trouvé une générosité et une ouverture incroyables. Je me retrouvais constamment à entamer des conversations avec des inconnus. D’une certaine façon, c’était comme avec les Québécois.»

Bibliographie :
Certitudes, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 240 p., 25$

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