Il n'y a probablement rien qui se rapproche le plus de l'être que le paysage qui l'entoure, dont il est à la fois originaire et observateur. Les éditions Boréal ont créé récemment la collection « L’œil américain » qui donne à lire des œuvres dites de nature writing, un genre qui exalte la richesse de la nature en même temps qu'il ouvre en nous un espace introspectif de beauté. Entrevue avec Louis Hamelin, directeur de la collection.

Qu’est-ce qu’habiter une géographie, en quoi cela change-t-il notre façon d’appréhender le monde?
Pour moi, le rapport au territoire est fondamental. C’est biologique : nous sommes façonnés par notre environnement physique, et nous continuons de dépendre de lui. On dirait qu’on est tenté de l’oublier, maintenant que l’existence humaine donne l’impression de pouvoir se dérouler en vase clos, branchée sur des écrans dans une chambre d’hôtel. J’ai tendance à opposer la territorialité, qui implique un lien viscéral avec le milieu vivant, au tourisme, dont le rapport avec la diversité en est un d’exploitation, éphémère et superficiel. Dans Les étés de l’ourse, de Muriel Wylie Blanchet, le paysage vient en premier, il se trouve à l’avant-plan et il impose sa loi. Le décor est le personnage central du récit. Comment ce pays de géants, avec ses brumes éternelles et ses fabuleuses montagnes qui plongent à pic dans un océan sauvage, ne contribuerait-il pas à façonner les caractères des six minuscules vies humaines qui se voient bardassées par ses marées et ses vents?

Aujourd’hui, nous ne pouvons envisager de parler de la nature sans évoquer la cause environnementale. Diriez-vous que les premiers auteurs de nature writing sont en quelque sorte des pionniers avant l’heure en matière de conscience écologique et que ceux d’aujourd’hui la perpétuent?
Oui. Il y a une conscience environnementale qui remonte à Walden, à la cabane de celui qui est justement considéré comme le père du nature writing, Henry David Thoreau. C’est un moment déterminant. On est en 1845. À peine deux ans auparavant, Audubon est allé dans le Haut-Missouri avec son équipe de naturalistes qui tirent sur tout ce qui bouge, qui participent au massacre des bisons, qui détruisent eux aussi la nature. Au bord du lac Walden, on assiste à l’éveil de la conscience écologique moderne. Thoreau se pose des questions qui résonnent encore aujourd’hui, comme : Ai-je le droit de tuer cette bête pour me nourrir? Il entrevoit déjà la nécessité de créer des réserves pour conserver la nature sauvage et en garantir l’accès à ses concitoyens. Aujourd’hui, un François Landry (Le bois dont je me chauffe), qui entretient une relation intime et passionnée avec sa forêt, et qui critique, avec un esprit caustique imparable, le massacre de nos paysages, est un pur descendant de ce Thoreau-là. Comme chez ce dernier, le sérieux du propos n’empêche pas l’humour, et les indignations de Landry sont, la plupart du temps, teintées d’une saine dose d’ironie.

Mes enfants, qui découvrent en ce moment les insectes, comprennent instinctivement que la nature est une école permanente dont l’enseignement gratuit et ludique est dispensé à chaque seconde par le moindre carré de pelouse.

Écrire à partir du paysage est-ce écrire différemment?
Les écrits qui relèvent du nature writing sont, en général, des ouvrages très personnels, dépouillés des artifices de la fiction. Cela dit, je ne vois aucun lien fondamental entre la géographie naturelle et le style de l’œuvre. Pour ma part, j’ai toujours senti que mon écriture était alimentée par le souffle de la nature sauvage, alors je ne sais pas vraiment comment je pourrais écrire autrement. On pourrait penser que l’expérience de la nature favorise le dépouillement et la simplicité, mais la complexité est aussi une qualité du monde vivant. La nature aime le baroque, et le style brillant et halluciné du classique Gang de la clef à molette d’Edward Abbey, c’est aussi du nature writing! Mais bon, on parle ici de livres qu’on ne lit pas d’abord pour l’écriture… Le style de Blanchet, en anglais, n’est pas du tout littéraire. En la traduisant, je l’ai sans doute un peu littérarisée, plus ou moins consciemment. Mais si son écriture est forte, c’est parce qu’elle raconte des choses fortes. Quant à Jean-Yves Soucy, quand il écrit Waswanipi, il approche de la fin de sa vie et il se retourne sur le jeune homme qu’il a été, et sur un épisode capital de ses 20 ans. Et ça donne un petit livre lumineux, rédigé dans une prose admirablement dépouillée, pure comme de l’eau de source. Il y a des écrivains et des écrivaines qui, à un moment donné vont écrire sur la nature. Mais il y a aussi des gens qui vont devenir écrivains et écrivaines au contact de la nature.

« Mieux que l’amour, l’argent, la gloire, donnez-moi la vérité », écrivait Henry David Thoreau, un des précurseurs de la nature writing, dans Walden ou La vie dans les bois (1854). Est-ce que les trois premiers auteurs publiés dans la collection « L’œil américain » pourraient s’identifier à cette phrase?
Thoreau ne pouvait pas connaître Cocteau et son « mensonge qui dit la vérité ». En littérature, l’attrait de l’argent est relatif, mais l’amour et la gloire sont de puissantes motivations. Est-ce que les auteurs et les auteures de nature writing sont différents? Je ne sais pas. Ce que je sais, par contre, c’est que le livre de Blanchet est criant de vérité, et que celui de Soucy baigne dans une lumière qui me fait penser au titre d’un livre posthume du vieux Hemingway : True at first light. Quant à François Landry, je le soupçonne de désirer à la fois la gloire, l’amour, le beurre et l’argent du beurre. Le fait qu’il soit capable de percevoir la saisissante vérité qu’il y a dans le chant de la grive solitaire est évidemment de nature à me rassurer.

Pierre Morency dans L’œil américain, livre qui donne le titre à la collection, écrit : « Vivrais-je cent ans que je n’arriverais sans doute pas à mettre des mots sur tout ce qui, en ce lieu, depuis le temps que je le fréquente, s’est offert à mes sens. » Savoir, poésie, philosophie, multitude, interrelation, la nature serait-elle l’inspiration qui englobe toutes les autres?
J’aime beaucoup cette phrase de Pierre Morency. Comme lui, j’ai souvent l’impression que la multiplicité du foisonnement vital qu’abrite – au milieu des menaces pesant sur la biosphère – le moindre petit boisé urbain est par essence inépuisable. Mes enfants, qui découvrent en ce moment les insectes, comprennent instinctivement que la nature est une école permanente dont l’enseignement gratuit et ludique est dispensé à chaque seconde par le moindre carré de pelouse. C’est la leçon de Thoreau. Il a substitué l’émerveillement de l’ici-maintenant à l’insécurité chronique de ses contemporains devant le monde sauvage. Inspiré par le panthéisme des cultures autochtones dont il était un fervent admirateur, il a introduit le sens du sacré, une dimension spirituelle dans notre rapport au territoire. Tout part de là.

Photo de Louis Hamelin : © François Couture

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