Denise Desautels : en lice au Prix Hervé-Foulon du livre oublié

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Le prix Hervé-Foulon est unique en son genre : il récompense un livre déjà publié, mais tombé dans l’oubli malgré sa grande qualité. Pour le faire rayonner à nouveau et pour lui donner pour ainsi dire une deuxième chance de se faire connaître, ce prix a été créé. Les trois finalistes 2015, dont le gagnant sera dévoilé lors du Salon du livre de l’Outaouais, sont Denise Desautels (Ce fauve, le bonheur), Jacques Benoit (Jos Carbone) et Pierre Gobeil (La mort de Marlon Brando). D’ici au dévoilement, nous vous proposons une entrevue éclair avec chacun des finalistes. Place ici à Denise Desautels!

 

Quinze ans après sa parution, votre roman Ce fauve, le Bonheur se trouve de nouveau sous les projecteurs. Quel effet cela vous fait-il?

Que vous répondre? Sinon que mon étonnement est grand, mon émotion, ma joie aussi. Je m’empresse d’ajouter que le bonheur, que j’éprouve en ce moment, n’a rien à voir avec celui, menaçant et obligatoire, du titre, porteur de majuscule et fauve.

Et comment pourrait-il en être autrement quand je me rappelle la lettre que j’ai reçue il y a quelques années, dans laquelle on m’annonçait le pilonnage de ce qui restait – ou à peu près – de la 2e édition? Pilonnage que je comprenais, certes, mais qui m’a attristée. J’ai toujours eu l’impression que, malgré un beau discours critique à sa sortie en 1998, il n’avait pas eu sa vraie chance — ce que sans doute plusieurs auteurs, j’en suis bien consciente, pourraient également dire, quand ils repensent à ce qui est advenu de certains de leurs livres, quelques années après leur publication. On oublie vite, on dirait. Je m’accroche donc à l’idée d’une possible 3e édition.

Les femmes de ma vie, qui ont servi de modèles à la mère et à l’amie Lou du récit, vivantes au moment de sa parution, ne sont plus là aujourd’hui. D’où une certaine émotion…

 

De quelle façon avez-vous évolué comme écrivaine depuis la sortie de cet ouvrage? Écririez-vous le même roman aujourd’hui?

Dix-sept ans me séparent du moment de la sortie de ce livre. J’ai beaucoup écrit et publié depuis 1998, de la poésie surtout, mais dont la forme, que je tente de renouveler à chaque livre, est souvent tirée par divers éléments narratifs vers la prose. Je pense ici à quatre ouvrages en particulier, publiés depuis 2000 – Tombeau de Lou (Le Noroît), Ce désir toujours (Leméac), Le cœur et autres mélancolies (Apogée) et Sans toi, je n’aurais pas regardé si haut (Le Noroît) –, différents les uns des autres, qui vont tous plus loin, ailleurs – du moins, je l’espère –, mais qui sont tous marqués d’une certaine manière par les obsessions et jusqu’à un certain point par l’écriture de Ce fauve, le Bonheur. C’est toujours habitée, comme la narratrice de ce récit, par une « enfant inconsolable » que j’écris. Cependant l’inscription dans la durée du travail de réflexion et d’écriture m’a permis de faire à chaque nouveau livre, comme archéologue de l’intime, des fouilles nouvelles dans mes obsessions, de m’aventurer dans des lieux auxquels je n’avais pas accès il y a dix-sept ans. Pour qu’on replonge chaque fois plus loin dans le réel, du dehors comme du dedans, pour qu’on soit amenée ailleurs, pour qu’on se surprenne soi-même, en écrivant, la forme elle-même exige qu’on la bouscule…

C’est parce qu’il y avait « trop de morts » – unique commentaire de mon fils à l’époque – dans Ce fauve, le Bonheur que j’ai écrit mon dernier livre Sans toi, je n’aurais pas regardé si haut, dont le sous-titre « Tableaux d’un parc » aurait pu être remplacé par « Lettre à mon fils ».  17 ans plus tard, revenir pour la énième fois sur la mort mais autrement, en l’accolant pour la première fois au mot transmission, par le biais de questions que j’aborde, en mettant face à face une femme qui me ressemble et un fils qui ressemble au mien : comment survivre à une enfance peuplée de morts? comment arriver à donner du sens à ce qui n’en a pas? comment apprendre à voler à un enfant quand on vous a coupé les ailes?

 

Le milieu du livre a beaucoup changé au cours des dernières années. Comment envisagez-vous l’avenir du livre?

Dire que je suis d’abord une poète, habituée à vivre là où se trouvent la plupart des poètes et leurs recueils, c’est-à-dire un peu en marge de l’effervescence du milieu littéraire, en marge donc des grands changements des dernières années. Cela dit, je suis consciente de ce qui se passe, de l’importance de plus en plus grande du livre numérique, de la nécessité par le fait même de penser autrement notre rapport à l’objet livre et à l’édition, mais surtout de l’extrême fragilité de notre monde culturel et littéraire. Il me semble qu’on est toujours, par les temps qui courent, en train de tenter de résister à l’effritement de ce monde, à la disparition de l’une ou l’autre de nos institutions – une maison d’édition, des conservatoires, une librairie indépendante ou une autre, une association nationale ou internationale, l’AIÉQ par exemple ; en train de tenter de résister… à notre propre disparition. Je parlais plus haut de transmission… Il faudra sans doute se poser cette question avant que tout, autour de nous, disparaisse de façon irrémédiable. 

 

Ce fauve, le Bonheur est un récit sombre et très personnel sur votre enfance, sur la perte et sur la recherche du bonheur. Peut-on réussir à apprivoiser le bonheur?

C’est le B majuscule qui fait problème dans ce livre, qui fait du Bonheur un fauve, dans une famille presque janséniste du plateau Mont-Royal des années 1950. En fait, je l’ai emprunté à Nathalie Sarraute, ce B majuscule, et j’ai placé en exergue au premier chapitre la phrase – soulignée un jour à l’encre violette et revenue hanter mon paysage – qui m’a permis d’écrire ce livre :

Le moindre écart, le moindre soupçon de liberté qui pourrait mettre le Bonheur en danger et on est rappelé à l’ordre… ramené dans le Bonheur pieds et poings liés…

Il s’agit d’un récit commencé, comme je l’ai écrit dans le liminaire, à la manière d’une autobiographie, je ne peux le nier. Or, j’ai vite compris qu’il me fallait avoir recours à des forces vives, délibérément fictives, pour continuer. Car ni mes grandeurs ni mes misères ne m’appartiennent en propre. Disons que c’est à notre humanité souvent inhumaine, fragile, frileuse, inconséquente, que je m’intéresse en écriture, à partir d’un lieu précis, le mien, c’est-à-dire celui qui m’est le plus facile­ment accessible. C’est là que se situent mon engagement et mon utopie. J’ai toujours envie de croire en un monde nouveau dans lequel circuleraient des milliers d’intimités, ouvertes et libres, délestées de leur poids de petitesse et d’intolérance.

Je ne peux que me répéter. « Il faut des urgences pour ne pas mourir, pour passer dans le clan des sirènes et des aurores boréales », écrivait Nicole Brossard, il y a déjà quelques décennies. Certains jours, une phrase comme celle-là réussit à déplacer mon inquiétude, à me convaincre de l’existence d’une petite lumière égarée dans des galeries souterraines et de l’urgence d’aller vers elle, même à tâtons, accompagnée par cette autre phrase, mille fois citée, d’Albert Camus, « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Est-ce que cela s’appelle « apprivoiser le bonheur »? Tenter tout au moins de mettre en forme tout ce qui en entrave l’avancée. 

 

 

Crédit photo: Gilles Daigneault

 

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