« L’autre jour, j’ai croisé un ours! » Alors que je m’attendais à ce qu’elle m’explique le comportement à adopter en pareille circonstance, Lise Tremblay pouffe plutôt de rire : « J’ai rien fait de ce qu’il faut faire, je me suis mise à courir! » L’écrivaine parle des animaux et de la forêt avec la même passion contagieuse dont elle se sert pour écrire, inspirée par l’habitat dans lequel elle vit en retrait de l’espèce humaine qu’elle transpose dans la fiction à travers des histoires longuement mûries. L’habitude des bêtes n’a pas fait exception, né au terme d’une lente gestation. C’est dans sa nature.

À Saint-Fulgence au Saguenay–Lac-St-Jean, petite ville d’à peine plus de 2 000 habitants, là où les eaux salées du fleuve Saint-Laurent croisent les eaux douces du Lac Saint-Jean, les bêtes s’en donnent à cœur joie dans les battures formées par cette rencontre aquatique. Fulgencienne à temps complet depuis 2015, Lise Tremblay se laisse désormais porter par le rythme des saisons. C’est bon pour l’écriture. Sans l’ombre d’un doute, son plus récent opus s’en ressent : achevé, un brin philosophique, actuel, confrontant.

Entre humains et loups
À l’image d’événements réels qui secouent certaines régions du pays, le dentiste Lévesque, Mina, Rémi, Odette, Patrice, la gang des Boileau et compagnie vivent aux côtés des loups qui ont été aperçus autour de la réserve faunique, plus près que jamais des humains. Ce qui ne fait pas l’affaire de tout le monde. Il y a ceux qui y voient une menace, et les autres qui trouvent le phénomène rassurant quant au nombre de proies que ça laisse présager sur le territoire. En somme, il y a ceux qui sont pour la chasse aux loups et ceux qui sont contre. À travers ce conflit se profilent les splendeurs de la complexité humaine, la peur, l’amour, la mort. Pas de flafla inutile, pas de longueurs ou de phrases alambiquées pour faire joli, que de la vérité et de la force brute sans demi-mesure. Comme la forêt.

« Les bois, c’est dur, c’est rude, c’est violent, c’est vrai. J’y vois des animaux morts tous les jours », m’explique Lise Tremblay qui arpente ces lieux au quotidien. Certes, les bois doivent façonner la femme autant que l’écrivaine, qui avoue s’abandonner à « la respiration des saisons » qu’elle voit défiler, de la mezzanine de sa petite maison où elle écrit comme les deux pieds dans l’eau claire et pure du lac Xavier qui fait partie de son paysage. Il y a pire comme source d’inspiration…

Terreau fertile
En septembre, ce sera la troisième rentrée qu’elle ne fera pas au sein du corps professoral du Collège du Vieux-Montréal où elle a enseigné la littérature pendant vingt-huit ans. « Quand j’enseignais, j’habitais à Montréal et je n’étais pas capable d’y écrire pendant l’année scolaire. Il fallait que j’attende à l’été, que j’attende de revenir ici. C’est ici que ça se passait », précise celle qui a d’abord vécu à Saint-Fulgence à temps partiel, dans une cabane plus rudimentaire, avant de tout démolir, de faire rebâtir et d’y installer définitivement ses pénates.

La dernière fois que j’avais rencontré Lise Tremblay remonte justement à une époque où elle était encore cette Montréalaise d’adoption. C’était en 2003, à la parution de son recueil de nouvelles La héronnière qui lui a valu de nombreuses distinctions, dont le Grand Prix du livre de Montréal, le Prix des libraires du Québec et le prix Jean-Hamelin, sans compter une visibilité ailleurs dans le monde, notamment en Suède où l’auteure originaire de Chicoutimi ira représenter ses livres en octobre. Là-bas, ses préoccupations pour nos racines, la terre, la faune, le temps qui passe séduisent fortement.

Posture entière
Au sujet de ses textes, chaque fois, ici comme ailleurs, la critique est unanime et le lectorat comblé. Bien qu’elle soit loin de s’en plaindre, l’auteure reste à des kilomètres des feux de la rampe, solitaire sans être esseulée, mais préférant les bois au chaos d’une ville grouillante depuis qu’elle est toute petite. Ce qui n’empêche pas la mordue de culture qu’elle est de revenir chaque année dans la métropole pour refaire le plein de savoir. En dehors de ça, même les réseaux sociaux la rebutent. « Je n’aime pas ça, je n’ai pas foi en ces affaires-là, ça ne m’intéresse pas parce que c’est faux et parce que je n’ai rien à dire. Je ne suis pas à la mode, je n’en suis pas capable », avoue la franche Fulgencienne.

Franche, dit-on, comme la plupart de ses personnages qui ne passent pas par quatre chemins pour atteindre leur but, faire ce qu’ils pensent être le meilleur pour eux et, comme les loups qui recherchent leur habitat naturel, qui repoussent les frontières des conventions pour survivre. Dans L’habitude des bêtes, Carole, la fille du dentiste Lévesque, vit avec une dysphorie de genre et reprend goût à la vie en s’affranchissant de son sexe d’origine. Puis, il y a aussi Mina, l’octogénaire qui refuse d’être soignée et qui se laisse mourir au fil des passages les plus touchants: « Depuis que je la connaissais, cette femme avait mené sa vie comme elle le voulait. Mina répétait souvent : “À cinquante ans, après mon divorce, j’ai compris que je n’avais plus une minute à perdre. J’ai commencé à vivre.’’ Et c’est ce qu’elle avait fait. Elle avait tenu le dépanneur, passé ses hivers en Floride et était revenue mourir dans son petit chalet. Elle ne semblait pas souffrir de solitude.» Dans ces pages, la mort rôde partout avec une franchise qu’il fait bon lire, comme si l’auteure était, grâce au courage et à la lucidité de ses protagonistes, sur le point de la dompter enfin.

« C’est important de faire la paix avec sa mort. Pour moi, c’est une démarche et la littérature est un refus de la mort, du moins, ça démontre la tentation de refuser, mais c’est une bataille perdue d’avance. Mes livres sont comme des bornes qui indiquent là où je suis rendue dans la vie. Je ne l’aurais pas écrit à 30 ans… », indique celle qui estime avoir signé avec L’habitude des bêtes son roman le plus philosophique à ce jour.

Une chose est sûre, celle qui connaît les bois guide ses lectrices et lecteurs hors des sentiers battus, là où les rencontres avec les bêtes nous poussent à se révéler à nous-mêmes. Si pour l’écrivaine l’expérience de création est totale, pour nous, de la suivre jette un éclairage différent et de nouvelles perspectives sur ce qu’on tient parfois pour acquis.   

Photo : © Martine Doyon

Publicité