Ayavi Lake est née à Dakar au Sénégal en 1980. Après des études en France, elle immigre au Québec où elle s’installe à Jonquière, puis à Montréal. Dans son recueil de nouvelles Le marabout, pour lequel elle a remporté cette année le Prix des Horizons imaginaires, il y est question entre autres d’une chamane atikamekw qui permettra à un sorcier africain de changer de couleur de peau et de sexe. Rocambolesque à souhait, ce livre qui fait à la fois sourire et réfléchir recèle plusieurs morceaux de réalisme magique qui pourraient bien changer la vie de ses personnages.

Pourquoi avez-vous eu recours au réalisme magique dans la construction de votre œuvre? Qu’est-ce que cela vous a permis?
Le réalisme magique était pour moi le moyen, avec l’ironie, de donner aux personnages le pouvoir de changer l’ordre établi dans la société. Les superpouvoirs que les héros acquièrent alors sont d’autant plus légitimes qu’ils puisent leurs racines dans leur culture d’origine pour affronter les écueils que semble leur imposer une autre culture. J’associe ainsi beaucoup le réalisme magique à la liberté de relire des légendes, des mythes ou de les revisiter à ma façon en leur donnant un ancrage politique (par exemple, l’ancien combattant sénégalais mort depuis longtemps, qui revient parler de son histoire).

Pouvez-vous me fournir un passage de votre livre selon votre choix qui fait état de réalisme magique, en expliquant peut-être ce qu’il vient révéler ou suggérer?
« Enfin, il regarde la femme toujours emmitouflée qui le fixe sans ciller.

C’est ridicule. Il vient d’un des pays les plus férus en sorcellerie et il n’a jamais entendu cela. Et puis d’abord, voler la peau et le sexe de quelqu’un, pour quoi faire?

Ne me dis pas que tu n’as jamais pensé à être blanche, icitte, au Québec?

Il la regarde, bouche bée.

Non, il n’y a jamais pensé.

Eh bien, moi, tous les jours, je rêve d’être un Blanc, icitte, au Québec. Mais je ne peux pas me le faire à moi-même. Tiens, rien que pour pouvoir baiser en paix avec qui je veux sans qu’on me traite de pute, je veux être blanc. Et redevenir moi-même après, bien sûr! Et aussi, pour voir les regards des autres sur moi, sans pitié et sans dégoût.

Être blanche. Il n’y a jamais pensé… Enfin, cela se saurait si c’était possible.

Si tu savais tout ce qui est possible… Tu as la nuit pour réfléchir. J’ai besoin d’un appartement demain dans la journée. Mais attention, tu ne pourras changer de peau et de sexe que deux fois. Donc, réfléchis bien avant de le faire la seconde fois : tu pourrais en mourir.

L’esprit de Bouba s’envole, loin. La dernière phrase de l’Autochtone s’est noyée dans le flot de ses pensées, qu’il n’arrive plus à contrôler. Même s’il sait que sa nuit va être longue, sa décision est presque prise. »

Le passage choisi suggère le besoin pour mes personnages non seulement de voir l’ordre établi bouleversé, mais de contribuer à ce changement avec leurs moyens peu conventionnels. Ce n’est pas tant la possibilité de métamorphose qui étonne Bouba que les objets de métamorphose : la peau et le sexe. Il constate avec surprise que ce pouvoir peut sortir du cadre surnaturel et devenir politique.

Pouvez-vous nous nommer une ou deux œuvres issues du réalisme magique que vous aimez particulièrement et nous dire pourquoi?
Quand j’étais enfant ou adolescente, c’est flou, mes parents m’avaient offert Les contes du chat perché de Marcel Aymé — ou suis-je tombée sur le livre au hasard de mes lectures? En tout cas, sa lecture m’avait plongée dans un univers incroyable et, au fil de mon adolescence, j’ai retrouvé certains des textes de Marcel Aymé adaptés en bande dessinée, en dessin animé. Sans le réaliser, l’univers de cet auteur m’a longtemps habitée puisque j’ai proposé certains de ses textes à mes étudiants en littérature, sans jamais vraiment faire le lien avec mon enfance. Je dirai donc que c’est parce que j’ai rencontré ce livre jeune, que j’ai développé un lien affectif fort avec Marcel Aymé. Plus tard, le relire m’a montré comment le réalisme magique lui permettait aussi d’atténuer ou d’aborder autrement des réalités plus rudes : la guerre, la difficulté de la vie. (Textes : Le passe-muraille, Le nain, « Les Sabines »)

J’ai rencontré Maryse Condé plus tard dans ma vie de lectrice. Et j’ai d’abord lu Ségou avant de découvrir Moi, Tituba, sorcière noire de Salem. Je ne connaissais pas le personnage de Tituba. En la faisant entrer dans la fiction, Maryse Condé prenait une liberté que j’ai d’autant plus appréciée qu’elle faisait référence à des concepts que je retrouvais très peu dans les lectures que me proposaient mes enseignants, mais qui faisaient partie de mon univers : les esprits, la force des ancêtres, l’invisible. J’aime donc ce roman parce que le découvrir m’a donné le courage d’assumer cette forme de spiritualité dans mes récits.

Photo : © Blanches Bulles

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