Jeune garçon, Mahigan Lepage s’était fait donner par une voisine des toiles et des pinceaux. Sa mère avait alors déclaré qu’il deviendrait peintre, art qu’il a secrètement toujours rêvé d’exercer. Une trentaine d’années plus tard, cette même jeunesse lui a inspiré un paysage de visages qu’il dépeint en prose. Une fresque teintée de souvenirs d’une vie plus grande que la nature gaspésienne et qu’il a intitulée Peuplement.

« L’enfance est le trou noir où l’on a été précipité par ses parents et d’où l’on doit sortir sans aucune aide. » Ces mots sont de Thomas Bernhard, mais ils auraient pu sortir de la bouche de Mahigan Lepage tant ils font écho à son histoire. Pas surprenant que l’auteur liste l’écrivain autrichien comme l’un de ses maîtres à penser.

Né dans une commune fondée par des « jeunes aux cheveux longs [qui] font leur retour à la terre », Mahigan Lepage découvre la vie, bercé par « une sorte d’illusion hippie » sur les plateaux de la Gaspésie. « L’idée du récit était vraiment de descendre dans le regard de l’enfant, dans le sentiment très ancien où c’était beau. Avec ses failles et ses noirceurs aussi. Et ça, c’est l’enfance », expose-t-il, au bout du fil.

Dans la continuité de Coulées, un précédent livre où il aborde, entre autres, son enfance et son éclatement, l’auteur voulait cette fois mettre des visages sur les paysages : « Peuplement, c’est une façon, si on veut, de devenir peintre par l’écriture », comme un rappel de son destin rêvé. « Dans la poésie des territoires que j’essaie d’écrire, il y avait l’envie d’une transversalité. Comme si on avait un travelling le long du chemin, puis qu’on a envie d’entrer dans les cours, dans les maisons, de voir les visages. »

Ces visages vus dans le regard en contre-plongée d’un enfant ont quelque chose de grandiose. Dans sa fresque, Mahigan Lepage dessine une mythologie bien incarnée qui tantôt se colore de poésie, tantôt prend les traits du conte. On y fait la rencontre des titans, de géants, de sirènes, d’une lyrique Josie et des héros, les gamins de la communauté — dont l’auteur, qu’on surnommait Gangan, et son meilleur ami Éloi. Cet équilibre entre un récit à la première et à la troisième personne est une vibrante incarnation de la rupture avec l’enfance heureuse et du déracinement vers l’âge de 10 ans.

« Ce n’est pas du témoignage, précise-t-il. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas les personnes, mais les figures. Elles sont composées dans l’étoffe de la mémoire et du récit, de l’incertitude et du doute. Pour écrire ce livre-là, c’est parti de ma mémoire avec ses trous, la mémoire de l’oubli parfois. Assez vite dans le projet, je suis allé chercher de la documentation. J’ai interviewé quelques hippies pour avoir de la matière, puisque j’étais tellement jeune. Ce livre-là est une sorte de rêve parce que c’est enveloppé de la brume de la prime enfance et de ses souvenirs avant que le rêve s’effondre. »

La fin des dieux
Comme dans toute mythologie, les revers dévoilent le caractère muable des héros. Après avoir vécu une sorte d’utopie, les familles des plateaux se sont décimées. La dernière partie du livre glisse vers la fin du chant choral. La fresque se colore de désenchantement, de perte de repères et de solitude intérieure.

S’il s’apprête à tourner la page avec ce pan de sa mémoire, Mahigan Lepage refuse de tout balancer : « Tout n’est pas à jeter des communautés des années 1970. On en fait souvent les gorges chaudes, mais chaque fois qu’on se butte à un mur on revient à des formes qui ressemblent souvent à ça. Elles ne sont pas toujours aussi caricaturales, mais tout n’est pas illusion. Si on parle de changements climatiques, qu’est-ce qu’on fait? Au fond, c’était un peu ça. On ne parle plus d’autosuffisance, mais d’autonomie alimentaire. »

La preuve que ce bagage de vie sera toujours présent, Mahigan Lepage a retrouvé par hasard dans les Laurentides cet ami d’enfance. Ensemble, ils bâtissent sa maison. Ce « retour à la terre 2.0 », ce passé qui surgit dans le présent, tout ça le fait bien sourire : « Il ne faut pas confondre les personnes du présent et les personnes profondément enfouies dans ma mémoire et qui se sont déposées en moi parce que ce sont vraiment des images archaïques », dit-il avant de tirer spontanément sa révérence. « Éloi m’attend. »

Photo : © Hathaiporn Ponginta

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